Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/764

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tation des esprits et pour laisser craindre d’heure en heure une aggravation du mal. La cause vraie et sérieuse de la crise, on ne la saisit pas bien ; ce que veulent les grévistes, on ne le sait pas au juste. On ne parle plus de l’administration de la caisse de prévoyance, qui a été représentée comme la raison de la dernière grève ; les prétentions des ouvriers ne sont pas nettement formulées. C’est un qui-vive prolongé entre des chefs vigilans occupés à préserver un des centres industriels les plus importans de la France et des meneurs invisibles qui conduisent cette guerre avec une certaine supériorité de tactique, entre une partie de la population qui manifestement ne demanderait pas mieux que de continuer à travailler, qui s’effraie surtout des affreuses perspectives du chômage, et une autre partie plus mobile, plus ardente, qui court à la grève comme à la bataille, comme à un jeu de hasard. La politique a fini sans doute par se mêler à ces agitations pour les envenimer ; au fond, c’est un incident d’une crise industrielle et sociale.

Si ce qui se passe au Creuzot n’était en effet qu’une question de salaires ou une affaire locale, ce ne serait rien, ou du moins ce ne serait qu’une de ces maladies qui éprouvent quelquefois l’industrie et qui n’ont après tout rien de mortel ; mais il est bien clair aujourd’hui que l’événement du Creuzot n’est que l’expression saisissante d’un mouvement plus général. La grève devient une habitude, une sorte de conjuration pacifique ; elle se propage et s’étend à presque toutes les industries dans certaines contrées, comme les pays du Rhône et de la Drôme par exemple. Il y a des grèves un peu partout, et d’un autre côté, dans l’esprit de ceux qui sont les inspirateurs de ces mouvemens, les questions de salaire ne sont plus qu’un détail, un prétexte. Ce qu’on veut, c’est mettre pour ainsi dire en état de siège la société industrielle telle qu’elle est constituée et la forcer à capituler par les diminutions de travail combinées avec l’accroissement de salaires, par l’égalité des rétributions entre les ouvriers laborieux et ceux qui ne le sont pas, entre les capables et les incapables, par le droit de dominer le patron et de lui imposer des conditions de travail, des règlemens, le mode de recrutement de ses apprentis, jusqu’à un outillage déterminé. Il est bien facile de voir où l’on va par ce chemin. La prétendue égalité des salaires étouffe l’émulation, et par le fait le nombre des ouvriers intelligens et habiles diminue sensiblement dans certaines industries. Les menaces de crises incessantes produisent l’insécurité et la stagnation. On ne veut pas se risquer, on évite de se livrer aux grandes opérations, on va tout droit à une déperdition inévitable de richesse et de force dont tout le monde subit les conséquences. Les ouvriers qui se laissent égarer et exploiter par des meneurs intéressés ne s’aperçoivent pas qu’ils font un métier de dupes, que tout ce qui diminue la production nationale retombe sur eux, qu’ils peuvent à la vérité ruiner un patron, mais qu’ils sont les premiers ruinés. Là où le patron perd un million, les ouvriers