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place pour une opinion qui, tout en faisant dans les œuvres de Raphaël une juste part à l’inspiration religieuse, ne refuserait point d’y reconnaître l’empreinte aussi peu équivoque d’une intelligence éprise des vérités terrestres et des belles réalités? En se tenant à égale distance de ceux qui exagèrent l’ascétisme de l’art pratiqué par le maître et de ceux qui le condamnent à n’exprimer que la matière, on arriverait très probablement à mécontenter à la fois les deux partis ; mais on rallierait à sa cause assez d’esprits désintéressés pour se consoler de cet échec, pour se résigner à l’inconvénient apparent de n’avoir su en pareil cas dire que ce que tout le monde pense et résumer ce que tous les âges ont senti.

C’est à ce public de juges sans parti-pris, c’est à ces hommes curieux des belles choses plutôt que des théories qu’elles suscitent que s’adressent les trois nouveaux volumes par lesquels M. Gruyer a complété la longue et consciencieuse série de ses études sur Raphaël[1]. Trois volumes exclusivement consacrés aux Vierges, c’est beaucoup, dira-t-on. — Oui, si l’auteur n’avait cru devoir parler des Vierges de Raphaël que dans les termes de l’inventaire ou de la description technique, s’il s’était proposé seulement de relever dans chaque tableau les particularités de l’ordonnance, des ajustemens ou du coloris ; mais, tout en insistant sur des détails de cette sorte, il se garde bien de n’examiner et de ne recommander à notre propre attention que les surfaces des quarante ou cinquante chefs-d’œuvre produits par Raphaël depuis la Vierge Connestabile, à Pérouse, jusqu’à la Madone de Saint-Sixte, à Dresde. Il en scrute l’esprit, la signification historique ou morale, la correspondance intime avec les différentes phases de la vie du maître ou avec les émotions successives de son génie. En un mot, malgré les exigences de la tradition mystique, malgré l’uniformité pittoresque des données, les Vierges de Raphaël expriment, aux yeux de M. Gruyer, les variations fécondes d’une imagination perpétuellement en quête du mieux, la merveilleuse souplesse « d’un sentiment personnel toujours nouveau, quoique toujours identique à lui-même. » Rien de plus juste, à ne considérer que l’art infini avec lequel cette suite de scènes semblables quant au fond est diversifiée dans les types, dans les attitudes, dans la combinaison d’un petit nombre d’élémens forcément immuables et prescrits d’avance par le sujet; mais les commentaires que suggère à M. Gruyer l’emploi même de ces

  1. La première partie de ces études comprend les peintures des Stanze et des Loges; la seconde, sous le titre de Raphaël et l’antiquité, rappelle à la fois l’influence générale des traditions antiques sur l’art italien et l’action particulière qu’elles ont exercée sur le génie du maître. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er juillet 1868, l’Œuvre païenne de Raphaël, par M. Charles Lévêque.