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clairvoyance, ils loueront plus volontiers les mérites du coloris dans les tableaux d’un grand dessinateur, l’expression d’une pensée philosophique dans les témoignages du talent le plus ouvertement pittoresque. Ils s’extasieront, — je n’exagère rien, — devant le ton de la Joconde, et trouveront en revanche qu’en peignant les Noces de Cana de la manière que l’on sait Paul Véronèse a fait surtout acte de moraliste. S’agit-il même de Raphaël, c’est-à-dire du peintre le plus propre à décourager l’esprit de système et la critique par la perfection des intentions aussi bien que des formes, par l’harmonie évidente de toutes les qualités, on ne craint pas maintenant de dénaturer sa gloire, d’en restreindre ou d’en bouleverser les conditions; on s’est lassé de la subir toute faite, comme on se lassait à Athènes de la bonne renommée d’Aristide, et, pour la rajeunir tout au moins, on s’est avisé de l’expliquer par des motifs que les historiens n’avaient eu garde de soupçonner, ni les générations passées d’apercevoir.


III.

A en croire M. Taine et quelques écrivains de la même école, Raphaël aurait été tout bonnement un excellent portraitiste de « l’animal humain, » un habile ouvrier ne se proposant d’autre tâche que de représenter dans ses tableaux « des corps et des attitudes, » dans les Loges des morceaux capables de réjouir les regards du pape « quand après son dîner il venait ici prendre le frais, » et qu’il « apercevait de loin en loin un groupe, un torse, si par hasard il levait la tête. » De là ce brevet de « peintre païen » qu’on délivre sans marchander, comme un certificat de bon sens ou comme l’exacte récompense de ses services, à celui que pendant plus de trois siècles l’univers entier avait cru tout différemment inspiré. D’autres critiques au contraire, particulièrement en Italie, s’évertuent à démontrer que la méprise a été grande d’attribuer à Raphaël la moindre arrière-pensée en dehors des intentions strictement dogmatiques. A leurs yeux, le « cygne d’Urbin » n’est pas un peintre préoccupé d’allier l’image du beau à l’expression de la poésie chrétienne; c’est un théologien, presque un controversiste, dont chaque œuvre est une thèse, et dont l’unique souci est de disserter à sa manière sur des points de doctrine ou de foi.

Ainsi, pas dj milieu, ou il ne faut voir dans les peintures de Raphaël que la pure glorification de la chair, ou bien ces pentures doivent être étudiées et vénérées au même titre que l’Imitation de Jésus-Christ ou la Somme de saint Thomas d’Aquin. Entre ces deux systèmes absolus et pareillement inacceptables, n’y a-t-il pas