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mens tout contraires aux traditions universellement acceptées, témoin ce qu’il nous raconte d’Andrea del Castagno et des méprises dont il a été l’objet jusqu’à nos jours.

On sait l’abominable renommée que, sur la foi de Vasari, la postérité a faite au peintre du portrait équestre de Niccolo da Tolentino dans la cathédrale de Florence, de la fresque représentant saint Jean-Baptiste et saint François à Santa-Croce, d’autres morceaux encore à la fois savans et bizarres où l’énergie du style dégénère souvent en âpreté farouche, et la recherche de la précision en curiosité presque furieuse. Hargneux, envieux, mauvais compagnon à tous égards, Andrea del Castagne, au dire de Vasari, diffamait de son mieux ses rivaux, les rouait de coups à l’occasion, ou, pour se venger du talent dont ils avaient fait preuve, égratignait leurs œuvres avec ses ongles. Jusque-là rien que d’assez vraisemblable, de bien conforme même à l’expression sauvage et tourmentée qui caractérise les travaux du maître ; mais on ne prête qu’aux riches, et Vasari, une fois en train d’énumérer les méfaits d’Andrea, n’hésite pas à en grossir la liste d’un crime qu’en réalité celui-ci n’a point commis. Suivant lui, l’artiste toscan aurait tué Domenico Veneziano, qui lui avait révélé les procédés de la peinture à l’huile, afin de rester, grâce à ce meurtre, seul en possession du secret. Or Andrea n’aurait rien gagné de ce côté à se débarrasser de Domenico, puisque nombre de gens à Florence savaient de reste à quoi s’en tenir sur les prétendus mystères de la peinture à l’huile. Le traité de Cennino Cennini, dans lequel ces mystères sont expliqués aussi formellement que ceux de la détrempe et de la fresque, d’autres documens, antérieurs à la seconde moitié du XVe siècle, prouvent que, si le crime a eu lieu, il n’a pu du moins avoir pour mobile le calcul que suppose Vasari ; mais voici mieux. Il se trouve aujourd’hui, — M. Mantz le démontre par le rapprochement des dates authentiques, — que Domenico Veneziano travaillait encore à une époque où Andrea del Castagne n’existait plus, en sorte que, par un étrange phénomène, ce serait la victime qui aurait survécu plusieurs années à l’assassin. Prenons-en désormais notre parti : la tragique aventure tant de fois citée comme un spécimen de la férocité des mœurs italiennes au moyen âge, tant de fois exploitée par les romanciers et les dramaturges, cette épouvantable histoire est une fable dont il n’y a plus même à s’occuper, et qui doit aller rejoindre dans le magasin des légendes hors d’emploi les contes sur Masaccio empoisonné par des peintres jaloux de sa gloire, — sur Michel-Ange perçant d’un coup d’épée son modèle pour étudier plus sûrement l’expression de la douleur, ou sur Francia mourant de désespoir en voyant la Sainte Cécile de Raphaël.

Il faut donc savoir gré à M. Mantz d’avoir, en ce qui concerne la