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cuser plus énergiquement la couleur politique du journal. De plus le malheureux écrivain, fourvoyé au milieu de ses ennemis, s’apercevait avec regret qu’il n’avait au fond qu’une influence négative. Il lui était interdit de soutenir les principes qu’il souhaitait de faire triompher. Il avait exigé de l’éditeur Mist que sa collaboration fût tenue secrète; mais le secret ne fut pas si bien gardé que quelques personnes n’arrivassent à l’éventer, et Defoe se vit alors en butte à de violentes attaques de la part des journaux whigs. Désireux de reprendre quelque part sa liberté de penser, il lança un nouveau journal, le Whitchall evening Post, et abandonna peu après le Journal de Mist, où ses avis n’étaient plus écoutés; mais il y revint bientôt pour le quitter encore après de nouvelles difficultés.


III.

C’était en 1719; Defoe avait cinquante-huit ans. Indépendamment de ce prodigieux labeur quotidien qu’il avait accompli depuis l’origine de la presse périodique en Angleterre, il avait publié nombre de brochures sur des sujets d’un grand intérêt actuel, et aussi plusieurs ouvrages de longue haleine, aujourd’hui oubliés, entre autres une histoire de la réunion de l’Ecosse à l’Angleterre et un récit des guerres de Charles XII, roi de Suède. Nul écrivain de ce temps n’avait produit autant que lui; cependant les douze dernières années de sa vie devaient être encore plus fertiles. En cinq ans, de 1719 à 1724, il va mettre au jour une quinzaine de gros volumes, vingt brochures ou pamphlets politiques, sans compter une publication commerciale mensuelle d’une centaine de pages chaque fois, un journal hebdomadaire, un autre paraissant trois fois la semaine, — et une partie du temps — un autre encore paraissant tous les jours. Ces œuvres innombrables sortent-elles bien de sa plume, même lorsqu’elles sont signées de son nom? Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’on y reconnaît l’empreinte de son esprit et aussi des formes ordinaires de style qui le distinguent assez de ses contemporains.

Robinson Crusoé, l’œuvre la plus connue de ce fécond écrivain, parut pour la première fois le 25 avril 1719. On sait quelle fut l’origine de ce charmant récit : Alexandre Selkirk, matelot écossais, qui faisait partie de l’expédition de Dampier dans les mers du sud, avait déserté dans l’île de Juan-Fernandez et y était resté seul quatre ans. Le capitaine Rogers, qui l’avait rapatrié, inséra dans l’histoire de son propre voyage une brève relation des aventures de Selkirk, qui, de retour à Londres, eut l’honneur de fixer un instant l’attention publique. Cet épisode était à peu près oublié, lorsque Defoe convertit un thème si simple en une longue et inimitable nar-