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sûrs et hors des villages populeux. Ce fut donc avec un vif contentement que nous arrivâmes enfin dans cette zone neutralisée par les belligérans d’un accord commun. L’itinéraire de notre retour fut, sauf une modification légère, le même que j’ai déjà décrit en conduisant le lecteur à Tali; je n’ai donc point à m’y arrêter. Nous eûmes la satisfaction d’obtenir du mandarin de Hoéli-Tcheou la punition d’un soldat qui avait insulté le père Lu, et la publication du dernier édit impérial favorable aux chrétiens, édit qu’on avait jusqu’alors laissé ignorer aux populations.

Cependant, grâce au missionnaire qui nous servait d’interprète, les conversations des voyageurs, des marchands, des aubergistes, races en tous pays curieuses et bavardes, n’étaient plus pour nous lettres closes. Nos aventures faisaient ordinairement tous les frais de ces récits, où déjà la vérité commençait à disparaître sous la légende. Nous écoutions ces propos sans y prendre part, et c’est ainsi qu’après une longue absence les premières nouvelles du malade de Tong-tchouan vinrent par hasard nous frapper au cœur. Une opération avait été pratiquée sur M. de Lagrée, voilà le fait que nous parvînmes à démêler au milieu des détails extravagans dont un fumeur d’opium embellissait sa narration. De quelle nature avait été cette opération, quel résultat avait-elle amené? A toutes les questions qui se pressaient sur nos lèvres, nulle réponse sérieuse n’était donnée. Ce fut seulement trois jours avant notre arrivée à Tong-tchouan que nos appréhensions se changèrent en certitude. M. de Lagrée était mort, le 12 mars 1868, d’une maladie de foie dont il souffrait depuis plus de soixante jours. Celui d’entre nous qui avait eu au plus haut degré l’amitié et la confiance de notre chef, le docteur Joubert, vint à notre rencontre. Miné lui-même par la fièvre et par le chagrin, il était encore sous l’impression des pénibles devoirs qu’il venait d’accomplir, l’autopsie et l’inhumation du cadavre. — L’intelligence ne s’était éteinte chez M. de Lagrée qu’avec la vie. Jusqu’au dernier moment, le sentiment de sa responsabilité ne l’abandonna point; en présence de la mort, l’une de ses plus grandes souffrances, c’était de rester dans l’ignorance de notre sort. Ce n’est pas ici le lieu de payer longuement à M. de Lagrée le tribut d’hommages qu’il a si justement mérité. Je dirai seulement aujourd’hui que le succès de notre long voyage a été son œuvre, et que l’honneur en revient tout entier à sa mémoire. Il nous restait à gagner Shang-haï. Le récit de ce rapide voyage à travers la Chine fera l’objet de la dernière partie de ce travail.


L.-M. DE CARNE.