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nous installés que des mandarins vinrent nous présenter les excuses du sultan, nous offrir de sa part une audience pour le lendemain, régler le cérémonial, sur lequel ils se montrèrent même très concilians. Ils n’exigèrent qu’une chose, la promesse que nous nous présenterions sans armes. On causa ensuite du but de notre voyage ; mais cette conversation, malgré la courtoisie des formes, était en réalité un véritable interrogatoire. Soit que le caractère exclusivement scientifique de notre expédition n’eût pas été de notre part assez soigneusement maintenu, soit que les têtes fussent trop dures, ainsi que nous l’avait prédit le grand-prêtre de Yunan-sen, pour supposer à une exploration pénible des motifs désintéressés, il est certain que le jour suivant nous trouvâmes absolument changées les bienveillantes dispositions annoncées la veille. A l’heure qui avait été fixée pour l’audience, un mandarin vint nous avertir qu’il restait encore des détails à régler, qu’il y avait lieu de s’expliquer d’une manière plus complète et plus claire ; il finit par nous dire que le sultan demandait le père Leguilcher. Après l’heureuse issue des négociations antérieures, confians, pour en avoir déjà fait l’épreuve, dans l’intelligence et la sagesse du missionnaire, nous estimions l’entrevue souhaitée par le sultan avantageuse et sans danger. Le père Leguilcher, moins rassuré, s’y rendit néanmoins en homme accoutumé à braver tous les périls. Il revint après une absence d’une heure sain et sauf, mais ayant entendu proférer les plus violentes menaces contre lui d’abord pour avoir introduit dans Tali des gens de notre espèce, puis contre nous qui venions reconnaître les routes, mesurer les distances et dessiner le pays dans l’intention manifeste, quoique niée effrontément, de nous en emparer. « Va dire, avait ajouté le sultan, va dire à ces Européens qu’ils peuvent prendre toutes les terres arrosées par le Lant-san-kiang (Mékong) depuis la mer jusqu’au Yunan, mais qu’ils seront forcés de s’arrêter là. Ils auraient conquis la Chine tout entière que l’inexpugnable royaume de Tali serait encore une borne infranchissable à leur ambition. J’ai déjà fait mettre à mort un grand nombre d’étrangers; que ces insolens qui ont versé hier sous mes yeux le sang de l’un de mes soldats s’attendent, s’ils demeurent plus longtemps chez moi, à un sort pareil. Je les épargne parce qu’ils me sont recommandés par un homme vénéré des musulmans, mais qu’ils retournent sans retard au lieu d’où ils sont venus, et s’ils tentent d’aller reconnaître le fleuve dans lequel se déverse le lac de Tali (le Mékong), malheur à toi et à eux ! »

Ce souverain qui règne par la terreur vit lui-même dans une terreur perpétuelle. Les murs de la citadelle, construite au centre de la ville, sont les plus beaux et les plus forts qu’on puisse voir; le sultan