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ne le protège et qui ignorent presque son existence. Quand les bruits de la guerre, montant de la plaine jusqu’à son asile, deviennent trop menaçans, il cherche un refuge dans une caverne profonde, lieu sacré pour les Thibétains, qui y viennent en pèlerinage. Resté inviolablement attaché à la France, bien qu’il ait renoncé à l’espoir de la revoir jamais, le père Leguilcher consent, pour servir des Français, à sortir de la réserve que la prudence non moins que ses goûts lui ont imposée jusque-là, et à nous accompagner à Tali, où nous ne pouvions nous risquer sans interprète. Avoir en quelque sorte pénétré dans la banlieue de cette ville sans nous être fait annoncer, sans avoir demandé aucune autorisation, cela pouvait être considéré comme un peu téméraire; mais, aucun courrier n’ayant consenti à porter nos lettres, il n’y avait d’autre parti à prendre que celui de nous présenter nous-mêmes. Nous avons toujours été heureux depuis deux ans, et nous comptons sur notre étoile. Le père Leguilcher cependant n’avait qu’une confiance très limitée dans le succès de notre entreprise; mais, si celle-ci réussissait, elle aurait l’avantage de donner à sa situation de missionnaire une sorte de sanction officielle dont profiteraient ses chrétiens, unique objet de ses pensées. Cette considération acheva de le déterminer à partager notre fortune.

Pour atteindre, des hauteurs où le prêtre français a caché sa maison, le niveau des régions habitées, il faut descendre à l’aventure, car les capricieux zigzags du sentier qui mène à la plaine semblent tracés par l’écoulement des eaux plutôt que par le pied des hommes. Nos chevaux restent inutiles jusqu’au moment où nous rejoignons la route du Yongpé à Tali. Une citadelle occupée par un chef militaire important commande cette route. Nous nous faisons annoncer solennellement et nous pénétrons dans le fort sans donner au mandarin qui y réside le temps de se reconnaître. Celui-ci, surpris par notre brusque arrivée, laisse de côté sa pipe d’opium, se précipite au-devant de nous à demi hébété déjà et donne des ordres à ses gens, qui finissent par souffler à pleins poumons dans des clarinettes discordantes. Nous étions comblés d’honneurs. Le commandant de cette forteresse n’a pas embrassé l’islamisme. Il est resté tolérant et doux comme un Chinois et s’est opposé souvent, sans rien perdre de la confiance du sultan, aux violences de ses soldats. Une bande de ces guerriers musulmans lui ayant fait demander un jour, dans un dessein facile à comprendre, de remplacer par des jeunes filles les hommes qui portaient leurs bagages, il fit saisir et garrotter les insolens, ordonna qu’on les enduisît tout entiers de graisse de porc et leur dit : « Vous voulez abuser de nos femmes, commencez par user de nos cochons! » Malgré les efforts de ce personnage, les villages sont détruits autour de la citadelle construite pour les pro-