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potences, sorte de croix dont la traverse mobile est munie aux deux extrémités de crochets en fer, agitent leurs grands bras dans le vide comme pour appeler leur proie humaine. De loin en loin, un crâne dépouillé réfléchit les rayons du soleil comme un bloc de quartz arrondi, ou tache le ciel noir d’un point blanc qui n’a rien de trop sinistre. La pluie tombe fine et froide, tandis que la neige couvre les montagnes et produit aux branches des arbres verts ces heureux effets si souvent décrits. Dans cette région, l’on ne voit guère que des pâtres veillant sur leurs troupeaux, et des sauvages accroupis au bord d’un ruisseau, près d’un feu fumeux, et occupés à rouir du chanvre. La végétation est vigoureuse, car elle semble toujours être en Chine en raison inverse de la population.

Une dizaine de cases en terre semées sans ordre sur la croupe d’une montagne, autant de maisons en ruines, c’est là tout le village de Peyouti. Il présente un singulier aspect : les toits sont formés de planches juxtaposées, maintenues par de grosses pierres, de telle sorte qu’une grêle de cailloux semble être tombée sur ces pauvres habitations. Plusieurs fois déjà, même dans les grandes villes, nous avons vu employer ce système de toiture. On est si mal assuré de vivre dans le Yunan, qu’on n’y prend pas la peine de s’y construire un gîte. La pluie tombe à torrens dans la chaumière abandonnée où nous nous sommes établis, faute de pagode ou d’hôtellerie.

Quant au formidable chef que des gens mal informés ou pris de l’envie de rire à nos dépens nous avaient signalé, il n’a pas paru. Nous aurions pu, sans trop de peine, jeter son village dans la boue d’où il était sorti. Il faut monter bien longtemps pour quitter Peyouti, et suivre le lit d’un torrent qui dessine sur la neige fondante une ligne noire et sinueuse. Au point culminant de notre ascension, la vue embrasse un magnifique ensemble de sommets noyés dans des nuages semblables aux flocons de fumée échappés d’une usine, et ces nuages répandent sur le paysage des teintes livides. Beaucoup de paysans habitent avec leurs familles à la lisière de leurs champs, dans des huttes faites de branches entrelacées, où ils attendent, au sein d’une misère navrante, la paix, le soleil ou la mort. Ils s’écartent des routes battues sous peine de voir enlever par les soldats qui passent tout le produit de leur maigre récolte, et préfèrent la chance d’être pillés par les voleurs, moins exigeans et plus humains. Quelques hommes sont censés d’ailleurs, à des intervalles très éloignés, veiller à la sécurité publique. Ils se tiennent, sentinelles tremblantes, dans de fragiles guérites au nombre de trois ou quatre, mais ne disposent entre eux tous que d’une seule lance.

Après de longs jours de marche, tantôt dans des gorges profondes, tantôt au-dessus de ravins escarpés, à travers un pays très