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observant 900 milles de plus que tout autre Européen, excepté les jésuites revêtus du costume chinois, après avoir pénétré à la plus extrême frontière occidentale de l’empire, car nous n’étions qu’à quelques milles du pays occupé par les tribus indépendantes, nous nous vîmes forcés d’abandonner toute espérance d’accomplir notre plan primitif, d’atteindre l’Inde par la voie du Thibet, et nous dûmes retourner à Shang-haï après une absence de cinq mois[1].» En fait, dit un écrivain anglais très admirateur du colonel §arel, cet officier n’abandonna son entreprise que lorsqu’il eut atteint une contrée plongée dans la rébellion et l’anarchie, et à travers laquelle aucun guide ne voulait s’aventurer avec lui.

Quoi qu’il en soit, avant de nous aventurer nous-mêmes dans un pays en proie à la rébellion et à l’anarchie, nous jouissons tout un jour de l’hospitalité du père Lu. Ce jeune prêtre nous comble de soins délicats et d’attentions charmantes. Il n’hésite pas à se dépouiller en notre faveur du seul flacon de vin de Porto[2] qui, en dehors de la réserve nécessaire aux besoins du culte, constitue toute sa cave, liqueur précieuse qui lui a été donnée par un ancien évêque du Yunan, résidant aujourd’hui sur la frontière du Thibet, et dont le meilleur johannisberg ou le plus pur tokay n’égalera jamais pour nous la saveur. — L’église du père Lu est située à une lieue du village de Machan. Elle est pauvre, ornée seulement de quelques grossières images, et sert successivement de salon, puis de salle à manger dès que les mouchoirs d’indienne qui figurent la nappe d’autel ont été repliés, après la messe, par le sacristain indigène. La chambre du missionnaire touche à son église. J’ai passé des heures trop vite écoulées dans cette modeste cellule, scrutant la bibliothèque, toute contenue dans un étroit bahut, et dévorant les livres au hasard. La Bible, le livre par excellence, est le premier qui me soit tombé sous les yeux. Ces pages, tout imprégnées d’austère philosophie et de poésie ardente, où l’idée religieuse, tour à tour douce et terrible, se montre tantôt sous la forme sévère d’un Dieu courroucé dictant ses lois au milieu des orages, tantôt sous les traits d’une belle Juive appelant sur elle les brûlans baisers d’un amant, ce mélange de gravité solennelle et de grâces mystiques, tout cela produisit sur moi, après une si longue abstinence de toute nourriture morale, un effet que j’essaierais vainement de décrire. Que d’idées vagues, que de sensations mystérieuses se heurtent en tumulte dans le cerveau d’un jeune Chinois méditant devant l’image de sainte Madeleine

  1. Journal of the Boyal geographical Society, volume the thirty-second; Notes on the Yang-tsze-kiang, from Hankow to Pingshang, by lieutenant-colonel Sarel and doctor Barton. London 1862.
  2. En Chine, c’est le vin de Porto qui sert aux missionnaires pour célébrer la messe. Il se conserve facilement dans ces climats.