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Nous étions sur la limite du Yongpé. Cette contrée appartient au Yunan, qui forme sur la rive gauche du Kin-cha-kiang une enclave bizarre dans le territoire du Setchuen. Ce pays est en grande partie peuplé par des sauvages turbulens, qui se sont révoltés en 1859 contre le gouvernement impérial et ont commis l’imprudence d’appeler à leur aide les musulmans. Ceux-ci ont fait irruption chez eux, et leur ont imposé un joug nouveau plus dur que l’ancien. En pénétrant dans cette région, que traverse la route ordinaire du Setchuen à Tali, nous aurions couru le risque de nous voir barrer le chemin par un chef timoré, placé trop loin du centre du royaume mahométan pour qu’il fût possible d’en appeler au besoin de sa décision au sultan de Tali. En offrant un prix très élevé, nous parvenons enfin à réunir des hommes courageux qui consentent à nous servir de porteurs et de guides. Ils nous indiquent une route presque déserte, très longue et très dépourvue de ressources, mais qui, n’étant pas fréquentée par les soldats, n’a d’autre inconvénient que d’être exposée aux incursions des brigands, et notre expérience nous porte à redouter beaucoup moins les voleurs que les gens de guerre chargés de les surveiller. Nous aurons à faire 300 kilomètres environ au lieu de 200, que l’on compte au maximum par le chemin de Yongpé. Bien qu’ils soient ardemment secondés par le père Lu, nos efforts pour trouver un messager qui veuille bien porter à Tali une lettre et le billet en arabe du papa demeurent infructueux.

Par leur persévérance encore plus peut-être que par leur hardiesse, les Anglais ont acquis comme explorateurs du globe une réputation prépondérante, et ce n’est pas un médiocre sujet de plaisir de réussir là où ils ont constamment échoué. Cette satisfaction, qui prend sa source dans une pensée d’émulation féconde et non dans un sentiment de vanité puérile, nous l’avions éprouvée déjà en passant les premiers de l’Indo-Chine en Chine, du Laos dans le Yunan. Au moment où nous allons mettre le pied sur le territoire musulman, il n’est pas sans intérêt, à ce point de vue, de rappeler les obstacles devant lesquels avait jugé nécessaire de s’arrêter Is colonel Sarel, chef de la dernière expédition anglaise qui ait remonté, en partant de Shang-haï, le cours du Fleuve-Bleu. Cet officier ne dépassa point Pinshang, limite extrême de la navigabilité du Yang-tse-kiang, dont il nous a été donné de reconnaître et de suivre le cours à plus de 300 milles au-delà de ce point. Ce résultat n’est pas sans importance, on peut en juger par les paroles mêmes du docteur Barton, l’un des membres de l’expédition anglaise. Celui-ci, après avoir dit pour quels motifs le colonel Sarel dut s’arrêter à Pinshang, s’exprime dans ces termes, où l’on sent respirer, malgré la déception finale, une sorte de patriotique orgueil : « Ainsi, après avoir remonté le Yang-tse-kiang durant 1,800 milles en explorant et en