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subitement en lumière. A peine entré dans notre maison, le père Lu est assailli de questions; il y répond avec une bonne grâce dont sa timidité augmente le charme. Il consent à nous accompagner jusqu’au village de Machan, où il réside; il ne pourrait aller plus loin sans interrompre la visite annuelle de ses chrétiens et sans se compromettre vis-à-vis du gouvernement impérial; des Chinois pris de vin lui ont déjà prodigué les menaces et les insultes parce qu’il rendait service à des Européens. Il est convenu que nous irons ensemble à Machan, et que là, avec le secours du père Lu, nous choisirons, entre les routes diverses qui mènent à Tali, sinon la plus directe, au moins la plus sûre.

Nous retrouvons le Yang-tse-kiang, dont les eaux toujours vertes coulent à travers un paysage moins beau que celui qui leur sert de cadre à Manko. Après quelques heures de marche pénible dans le sable du rivage, nous voyons le grand fleuve se bifurquer, et nous mettre en présence d’un problème géographique sur la solution duquel les Chinois disputent depuis des siècles sans parvenir à s’accorder. Il s’agit de savoir si c’est le bras venant du nord ou celui venant de l’ouest qui est le véritable Fleuve-Bleu. Les données générales de la science tranchent[1] la question en faveur du bras de l’ouest, qui prend le nom de Kin-cha-kiang (fleuve au sable d’or), tandis que son rival porte celui de Pe-shoui-Kiang (fleuve à l’eau blanche). Le nom de Yang-tse-kiang n’est appliqué qu’après le confluent aux deux fleuves réunis.

Sur la rive gauche du Kin-cha-kiang, sensiblement amoindri au-dessus du point de jonction, le charbon affleure en divers endroits dans la vallée. Nous avons visité un puits à deux lieues de Machan environ. Le combustible appartient au propriétaire du sol, qui vend 600 sapèques le droit d’en extraire 1,000 livres chinoises. Chacun vient prendre la quantité qu’il veut consommer et l’extrait lui-même à ses frais. Réduit en poudre agglutinée, en forme de gâteaux très employés pour la cuisine indigène, ce charbon se vend le double, 1,200 sapèques ou un demi-taël les 1,000 livres. On se dispense de pousser fort loin les travaux, et, sans creuser des galeries, on se borne en quelque sorte à écorcher la surface du sol. Un certain nombre des chrétiens du père Lu viennent à cheval au-devant de nous, et nous faisons à Machan une entrée solennelle. Machan est un pauvre village plusieurs fois détruit et souvent assailli par des bandes de loups féroces qui descendent des montagnes, enlèvent des animaux et des enfans, et souvent même étranglent des hommes. Nous prenons là un jour de repos en préparant notre départ.

  1. Le bras de l’ouest ne tarde pas d’ailleurs à remonter lui-même vers le nord, et à partir de Likiang il suit une direction longtemps parallèle à celle du Pe-shoui-kiang,