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et leurs nuances variées. Parmi ces derniers arbustes, les uns sont couverts de fleurs rouges qui se détachent sur le fond sombre du feuillage avec tant de vigueur que l’œil en est ébloui; les autres ont des fleurettes touffues et blanches, d’une délicatesse exquise comme celle des azalées. Dans les plaines, les fleurs pâles du pavot, culture répandue sur d’immenses espaces, se balancent sur leur tige flexible et longue, charmant la vue et imprégnant l’air d’une senteur violente qui monte au cerveau. Les animaux eux-mêmes ne résistent pas, dit-on, au vertige; les abeilles, par exemple, butinent avec rage sur ces sirènes végétales; lorsque les pétales sont tombées et que l’homme a recueilli le poison pour lui-même, les abeilles, enivrées et blasées, dédaignent le suc des autres plantes et se laissent mourir d’inanition. Des rats qui avaient élu domicile dans une bouillerie d’opium ont été trouvés morts en grand nombre peu de jours après la clôture de cet établissement; accoutumés à respirer les vapeurs exhalées des chaudières, ils ont cessé de vivre dès qu’elles leur ont manqué. Les chevaux et les porcs qui ont goûté aux pavots refusent toute autre nourriture, et dépérissent après la récolte de l’opium, saisissante image des périlleux enivremens de la vie!

Nous sommes arrivés jusqu’au village de Hompousso sans interprète, mais devancés par une lettre du gouverneur de Tong-tchouan à celui de Hoéli-tcheou, de qui relève encore ce pays, et n’ayant en somme qu’à nous laisser transporter et conduire. Nous touchons ici à la limite des états soumis au gouvernement chinois; à quelques lieues de nous, la guerre continue, guerre terrible et sans merci, surtout pour l’habitant paisible, également pillé par les deux armées. Il importe de ne pas s’engager au hasard dans l’une des routes qui mènent à la capitale du royaume musulman. Les renseignemens nous manquent, et, en supposant qu’un Chinois voulût bien nous en fournir d’exacts, nous ne serions pas en mesure de les comprendre et de les contrôler. Nous avons appris à Yunan-sen qu’à deux jours de marche de Hompousso demeurait un prêtre catholique chinois; au milieu de notre embarras, c’était un bonheur inespéré; rien ne saurait exprimer l’émotion que j’ai ressentie en recevant le billet écrit en latin par lequel cet interprète inattendu nous annonçait son arrivée. Trouver un Chinois qui non-seulement parle une langue connue, mais qui soit, par la force des choses, en communion d’idées et de sentimens avec vous au milieu d’une foule curieuse et malveillante, dans un hameau perdu loin du monde civilisé, cela tient du prodige. A quelque croyance qu’on appartienne, ce grand résultat du catholicisme obtenu sans bruit, dans une obscurité si redoutée des œuvres humaines, frappe l’esprit d’admiration et de respect quand une circonstance fortuite le met