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s’entouraient d’une éclatante auréole, et, la lumière déchirant enfin tous les voiles, les masses entières resplendissaient à la fois en se reflétant dans le fleuve comme dans un miroir d’émeraude. Nous montions toujours. Après avoir eu sur les bords du Yang-tse-kiang plus de 25 degrés de chaleur, nous grelottions dans nos manteaux, surpris par ce brusque changement de température comme des baigneurs plongés dans la vapeur et qu’on inonderait ensuite d’eau glacée. Elle a quelque chose d’étrange, la sensation qu’on éprouve à une grande hauteur; là, hors le murmure du vent, nul bruit n’arrive; on se sent plus léger, et les couches de l’atmosphère semblent acquérir une transparence sensible. Ce calme, ce bien-être intime, ne sont point altérés par l’aspect tourmenté de la terre au-dessous de soi; les gorges sans fond, les roches de toute nature entassées pêle-mêle, témoins éloquens des grands bouleversemens du passé, tout cela vous laisse indifférent; quand on n’a sur la tête que l’azur du ciel, on participe à cette sérénité. Pas un être vivant n’habite volontairement au milieu de ce chaos. J’aperçois seulement à une grande distance au-dessous de moi un troupeau de moutons jaunes poussés par un pâtre et cherchant une maigre pâture d’herbes brûlées. Ils s’agitent lentement au milieu des rocs bleuâtres qui percent le sol, et ils semblent ramper; on dirait de la vermine sur l’habit troué d’un mendiant. Mon cheval, pour éviter les graviers du sentier, a l’habitude de marcher sur l’étroite bande gazonneuse où le précipice commence; je le laisse faire, il tient à l’existence autant que moi, et je me fie bien moins à ma raison qu’à son instinct.

Le village de Ta-cho se présente à merveille avec son pont de bois et ses maisons blanches ombragées par de grands arbres. Un peu de verdure et un petit paysage bourgeois font tant de plaisir après les spectacles grandioses offerts aux yeux par la zone sauvage et nue que nous venons de parcourir ! Nous logeons dans une des nombreuses hôtelleries de ce village, où les caravanes s’arrêtent. De vastes écuries abritent un nombre considérable de chevaux et de mulets. Le soir, en face de nous, un long serpent de feu illumine les ravins creusés dans la montagne, en dévorant le peu de végétation qui s’était réfugiée là. Depuis la Cochinchine jusqu’ici, nous avons rencontré partout des traces de cette dévastation sans but qui détruit en quelques heures les ressources que la nature met des siècles à créer. L’hiver rappelle périodiquement aux Chinois la nécessité de se chauffer, et ils seraient probablement plus ménagers du bois s’ils n’avaient presque partout, dans le pays que nous avons visité, du combustible minéral facile à extraire.

Non loin de Ta-cho, le sentier s’enlace encore aux flancs escarpés des montagnes; le froid nous saisit de nouveau; un vent glacé nous souffle au visage, effeuillant la couronne de neige que les pics