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part des autorités musulmanes. Une poignée d’hommes résolus en lutte contre un immense empire pouvaient faire bon accueil aux envoyés de l’un de ces gouvernemens européens dont les peuplades les plus sauvages admirent, à travers le voile de récits fabuleux, la puissance merveilleuse, et il n’était pas impossible que les rebelles se montrassent empressés de nouer des relations avec eux. Les principaux événemens de la guerre de Chine sont connus d’ailleurs, en dépit de tous les mensonges officiels, jusqu’aux extrémités de l’Empire-Céleste, et si certains épisodes de cette mémorable campagne ont pu confirmer les Chinois dans l’idée que nous étions des barbares, nous avons fait au moins preuve de force et d’audace, deux qualités très estimées à Tali. La guerre ayant rendu impraticable la route directe de Tong-tchouan à Tali, il fut convenu que nous contournerions le pays des rebelles avant d’y pénétrer, et que nous approcherions le plus près possible de leur capitale, en suivant les frontières de la province chinoise de Setchuen.

Notre caravane, réduite à quatre officiers[1] et à cinq hommes d’escorte, se met en marche le 30 janvier 1868, à dix heures du matin. Nous entrons de nouveau dans la vallée que nous avons suivie longtemps avant d’arriver à Tong-tchouan. Les montagnes qui l’encaissent sont toujours rougeâtres et désolées. Cependant, lorsqu’on les voit s’étager derrière soi et fermer l’horizon, on ne les contemple pas sans plaisir, inévitable effet du lointain, dont les choses profitent comme les hommes. La route, sentier rocailleux tracé sur le bord de la rivière ou dans la montagne elle-même, est encombrée de chaises à porteurs, de piétons, de cavaliers enrubannés et en habits de fête. C’est la manière en Chine comme en Europe de souhaiter la bienvenue au nouvel an. Il n’est pas jusqu’aux chevaux et aux mulets chargés de sel qui ne portent au front des festons et des banderoles. Nous faisons notre première halte dans un petit village occupé à se fortifier. L’auberge est chétive et malpropre; les lits, toujours dressés, sont en pierre, avec oreillers sculptés. Nous étendons nos nattes sur ces couches de granit, car nous n’avons pas eu jusqu’à présent, comme les voyageurs chinois, la ressource de porter sur la selle de nos chevaux couvertures, matelas et édredons. Cependant, comme M. de Lagrée nous a mesuré les jours d’une main avare, et qu’il faut, pour obtenir un résultat tout en restant dans les limites de temps imposées par les instructions de notre chef, marcher avec une rapidité extrême, nous nous décidons à nous procurer des montures. Dans le Yunan, rien n’est plus aisé. Les chevaux sont très abondans dans cette province montagneuse,

  1. MM. Garnier, Delaporte, Thorel et de Carné. L’escorte était composée de deux Tagals et de trois Annamites, en tout neuf personnes.