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d’abondantes et récréantes causeries. Une autre fois c’étaient des livres tout modernes, comme les grands travaux de Prescott ou ceux de Motley, qui, après l’avoir captivé, le lançaient en plein XVIe siècle et lui faisaient dévorer tous les mémoires, toutes les confidences des grands témoins de ce temps. Il en composait dans sa tête un tableau saisissant de la réforme en Europe, de ses vraies causes et de ses effets. Je l’ai vu se nourrir ainsi avec avidité, et toujours avec suite et méthode, de tous les témoignages qu’en tout genre les deux derniers siècles nous ont légués. Sa passion première en histoire était les sources, les documens originaux, et avant tout les correspondances. Ce que les lettres d’Henri IV, par exemple, et celles de Napoléon lui ont donné de plaisir d’esprit, lui ont fait rencontrer d’aperçus lumineux, de remarques profondes, de commentaires nouveaux sur ces deux hommes et sur leur temps, j’en ai la mémoire encore pleine, et suis inconsolable que jamais il n’en ait rien écrit.

Le genre d’effort qu’exige toute composition écrite lui était devenu de très bonne heure incommode et fastidieux. Il n’aimait pas à s’y assujettir, et depuis son entrée dans la vie politique l’habitude de la tribune, l’usage constant de la parole, l’avaient de plus en plus déshabitué d’écrire. Des lettres au courant de la plume, écrites comme on parle, il en faisait tant qu’on voulait, toujours pleines de mouvement et de naturel, d’une clarté limpide et parfois étincelantes de mots heureux, jamais cherchés. C’était l’image de sa conversation, une des plus attrayantes, des plus nourries, des plus variées et des plus rapides qu’il fût possible d’imaginer. Cette façon d’exprimer ses idées, de leur donner un corps, de les répandre, de les mettre en valeur, était assurément la plus prompte et la plus commode, par malheur elle lui suffisait. Quand il avait dit deux ou trois fois sous des formes plus ou moins variées, selon les gens qu’il rencontrait, certaine pensée qui lui passait en tête, il n’avait plus la moindre envie de la jeter sur le papier, ou bien, s’il essayait de s’y contraindre, cette pensée en appelait d’autres qui venaient à leur tour si vite et de tant de côtés que la plume n’y pouvait suffire, même en ne traçant plus que d’illisibles pieds de mouches. De cet excès d’abondance résultait forcément certaine confusion, et quand la page était écrite et qu’il la relisait, elle lui semblait interpréter si peu ce qu’il avait voulu dire que d’impatience il la déchirait. Voilà comment de proche en proche il en vint à se contenter d’être un causeur, mais un causeur incomparable, renouvelant son fonds à tout moment et amassant assez de provisions pour écrire des volumes sur les sujets les plus divers, car l’histoire n’était pas son unique ressource : les théories et les questions économiques avaient encore pour lui tout leur ancien attrait. Personne, même parmi ses confrères de l’Académie des sciences morales, n’était mieux au cou-