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le recensement de M. Humann, la proposition de M. Ganneron. C’est un métier de Sisyphe que nous faisons là. La vie publique n’est pas autre chose, je le sais ; seulement il y faut du repos. Plus nous durons, plus la corde se tend. Nos amis ne sont plus ce qu’ils étaient il y a trois ans. Ils ont perdu ces craintes salutaires, ces souvenirs de 1840 qui les rendaient vigilans et dociles. Sans un peu de crainte, point de sagesse. Ils se passent leurs fantaisies, se donnent à nos dépens des airs d’indépendance, convaincus, quoi qu’ils fassent, que nous devons durer toujours : il n’y a pas jusqu’au roi qui ne commence à nous croire éternels et à trouver tout possible ; mais ce que les amis perdent en discipline, les adversaires le gagnent en hostilité. Plus nous durons, plus ils s’irritent, ceux-là surtout qui, avant le 1er mars, étaient nos meilleurs amis. Ils nous avaient prédit que nous en avions à peine pour six mois ; je comprends leur mécompte, et qui sait où il les peut conduire ! Déjà les voilà lancés hors des voies modérées et prudentes qu’ils s’étaient certainement tracées ; ils n’en resteront pas là, si nous-mêmes nous restons où nous sommes. Ils embrigaderont toutes les oppositions, même les plus radicales, lesquelles pour un moment cacheront leurs desseins et se laisseront conduire à cet assaut soi-disant monarchique. C’est là le vrai danger. Les révolutionnaires à visage découvert n’ont jamais fait de révolution ; c’est quand ils sont masqués et semblent obéir à ceux qui ne prétendent infliger au pouvoir qu’une simple leçon, c’est alors qu’il en faut tout craindre. Cette royauté de juillet ne peut vivre et se fonder qu’en s’appuyant sur les deux centres ; dès qu’un des deux s’isole, et par entraînement, à son insu, sert d’avant-garde à la révolution, comment ne pas prévoir de sérieux malheurs ! »

Notez bien qu’en parlant ainsi il ne lui venait à la pensée rien qui ressemblât le moins du monde au 24 février. Aucun esprit tant soit peu sain ne pouvait alors concevoir un rêve aussi fantastique, pas plus dans les rangs de la gauche et de l’opposition, même la plus radicale, que sur les bancs de la majorité. Ce qu’il entendait par « de sérieux malheurs, » c’était un de ces échecs parlementaires qui auraient forcément entraîné, outre la chute du cabinet, la désorganisation systématique du parti de gouvernement, bouleversé l’administration, déplacé toutes les influences et lancé le pays dans une de ces crises où les trônes sont si vite menacés et si vainement défendus. Cette perspective suffisait pour qu’il lui prît un sérieux désir de couper court au mal en abrégeant les jours du cabinet. « Dès la session suivante, ne pouvait-on saisir la première occasion d’un vote un peu douteux et s’en faire honorablement une porte de sortie ? Il fallait en finir, interrompre une lutte irritante qui lassait le pays, se donner à soi-même un repos bien gagné, amasser des forces nouvelles, détendre, rajeunir, renouveler la situation. » Ce qu’il se