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rates, l’élégance enjouée, simple, aisée et raffinée pourtant du véritable ancien régime, les airs de parvenus, la morgue hautaine et parfois burlesque du nouveau, Mme Duchâtel s’était approprié les traditions anciennes, non sans les rajeunir d’une sorte de grâce et d’affabilité qui lui était particulière. A l’époque dont nous parlons, sans avoir oublié le temps où son mari s’était acquis une grande situation pour avoir, avec une fermeté sagace, fait sortir du chaos et fondé sur les bases qu’elle conserve aujourd’hui l’administration des domaines, cette colonne principale de notre système financier; sans avoir oublié non plus qu’elle-même elle occupait à cette cour une grande charge honorifique, conservant au fond de sa mémoire comme un poétique éblouissement des grandeurs de l’empire et un certain respect des illusions qu’elle en avait gardées, elle n’en était pas moins parfaitement convaincue que c’était à d’autres temps, à d’autres destinées qu’elle devait préparer ses deux fils, qu’un grand pays comme le nôtre ne jouerait plus le triste jeu de se donner ainsi tout entier à un homme, que c’était bon pour une fois, et que les conquêtes de la France, s’il lui en fallait encore, seraient d’un autre ordre désormais, coûteraient moins de larmes et laisseraient après elles, au lieu de sanglantes ruines, le durable bienfait d’un gouvernement établi sur le respect du droit. Voilà ce qu’elle espérait : on comprend qu’avec ces idées sagement libérales elle n’avait garde de s’opposer au genre de vie et à la direction d’études qu’avait choisis son fils aîné. Seulement, tout en favorisant ses goûts d’indépendance et son culte de la liberté, elle ne lui laissait jamais perdre de vue cet autre but toujours possible, l’exercice du pouvoir et la nécessité de s’y préparer. Elle admettait qu’on fût whig à la condition de pouvoir au besoin faire œuvre de tory. De là dans cette éducation des soins particuliers pour donner à l’esprit une maturité précoce et le nourrir en toutes choses de notions exactes et sûres. Ce qu’on raconte de certains jeunes lords qui, dès l’enfance, sont en quelque sorte dressés à la profession d’hommes d’état, elle l’avait mis en pratique par instinct maternel et sans la moindre anglomanie. On peut donc dire en toute vérité qu’au mois d’août 1830, lorsqu’il fallut passer sans transition, en quelques heures, de l’opposition au pouvoir, personne, dans les rangs de notre jeunesse, n’était autant que Duchâtel tout prêt à cette évolution, et n’avait la même avance que lui. Son âge seul ne lui permettait pas d’aborder d’emblée la tribune; mais là encore une tendre prévoyance lui avait abrégé et aplani la route.

Son père s’était dévoué à lui garder en quelque sorte son siège au parlement. Dès 1827, on avait vu ce courageux vieillard, sortant de son repos et du silence où il vivait depuis la chute de l’empire, ne pas refuser, bien que septuagénaire, le mandat que lui offraient