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dans les paroles du nouveau conseiller d’état dès les premières fois qu’il avait opiné; on l’avait pris pour un ancien, l’illusion était complète. Il y avait à l’entendre même profit, même sécurité. Lui aussi semblait porter dans sa mémoire le Bulletin des Lois tout entier, n’hésitant et ne bronchant jamais ni sur les faits ni sur les dates, toujours armé de preuves jusqu’en ses moindres assertions. On comprend qu’il n’avait fallu ni brigues ni patrons pour l’introduire, malgré son âge, en situation si haute. C’était son droit en quelque sorte. Le duc de Broglie, alors ministre de l’instruction publique et en même temps chef du conseil d’état, n’avait eu nul besoin des souvenirs de Coppet et de l’affectueuse intimité qui s’en était suivie pour provoquer cette nomination et en faire signer l’ordonnance. Tous ses collègues à l’envi, et le baron Louis plus encore que tout autre, en mémoire des articles du Globe, lui en auraient disputé l’idée. Ce qui ressortait d’ailleurs, même aux yeux les moins exercés, de ces débuts d’un éclat insolite, c’est qu’ils n’étaient que le prélude de destinées plus hautes. On sentait qu’éloigné pour trois années encore de l’enceinte législative, faute d’avoir trente ans, il n’y serait pas plus tôt entré que l’horizon s’élargirait pour lui, et qu’il était de ceux qui deviennent ministres en quelque sorte forcément, sans même avoir besoin d’en montrer le désir, par cela seul qu’on les voit prêts et comme équipés d’avance pour la conduite et le débat des plus grandes affaires.

D’où lui venait ce privilège? Il n’y aurait vraiment pas justice à n’en faire honneur qu’à lui seul, ni même aux heureux dons qu’il avait reçus du ciel. Une équitable part doit être faite à la tendre sollicitude qui depuis sa naissance avait veillé sur lui et tout prévu, tout disposé pour ajouter encore à ces dons de nature. Je parle d’une mère, deux fois sa mère en vérité, puisqu’elle l’avait fait vivre à force d’art, de soins, de dévoûment, au milieu des dangers dont un développement trop hâtif du cerveau avait menacé son enfance. Cette mère fondait sur son fils des espérances sans limites. Elle avait foi, une foi absolue en sa supériorité, et en lui cultivant l’esprit avec réserve, pour ménager ses forces, elle savait semer à coup sûr. C’était une rare personne, joignant à l’esprit le plus droit, au cœur le plus généreux, une imagination pleine de charme et d’imprévu. Sur son visage, au temps où je commençai à la connaître, vers le milieu de la restauration, on retrouvait les traces encore récentes d’une grande beauté, et je ne sais quelle noblesse naturelle dont le premier aspect, tant soit peu solennel, ne cachait qu’affectueuse bonté. Peu de femmes ont reçu avec cette largesse l’instinct délicat de la vie et des manières du monde, cet art qui se devine et ne s’enseigne pas. Introduite dès sa première jeunesse dans une cour où se heurtaient les façons les plus dispa-