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d’abus, de frondeur, de critique, ce rôle d’opposition, le voilà terminé; il faut endosser le harnais de misère, la pratique, la responsabilité. En général dans ce pays de France, et aujourd’hui plus que jamais, après un sommeil de vingt ans, la jeunesse qui se mêle de politique oublie complètement que du soir au matin, par une bourrasque imprévue, elle a toujours la chance de voir, en un clin d’œil, s’écrouler ce qui existe, ce qu’elle blâme, ce qu’elle attaque, et s’élever ce qu’elle rêve, par conséquent d’être prise au dépourvu, d’être appelée à la manœuvre sans en savoir le premier mot, et de ne pouvoir fournir, pour diriger le gouvernail, que des mains inexpérimentées. Où sont-ils ceux qui sérieusement s’exercent par avance aux fonctions qu’ils pourraient remplir, qui s’enquièrent des moyens de corriger ce qu’ils censurent, avides de détails et de notions pratiques non moins que de théories et de généralités? Ces aptitudes de précaution étaient rares il y a quarante ans au moins autant qu’elles le seraient demain : aussi les plus habiles et les plus avisés furent eux-mêmes, au premier abord, étrangement novices, et la transition entre les deux régimes ne s’opéra qu’au prix de longs apprentissages et d’assez nombreux pas de clercs. C’était donc quelque chose de rare au dernier point et dont on aurait cité à peine un autre exemple, parmi les nouveau-venus dont l’inexpérience sautait à tous les yeux, qu’un praticien consommé sachant ex professo ce qu’il y avait à faire, comme s’il n’eût de sa vie donné son temps à autre chose. Tel était Duchâtel au lendemain de 1830. Un administrateur en fonctions depuis longues années n’aurait pas mieux connu les rouages de l’administration que ce critique et ce théoricien. Son entrée au conseil d’état comme conseiller en service ordinaire n’étonna donc personne parmi ceux qui le connaissaient, et fut à l’instant même, dès qu’on le vit à l’œuvre, tenue pour légitime par ceux qui l’ignoraient encore. Et ce n’était pas tout que de siéger comme conseiller d’état à l’âge où d’habitude on devient auditeur, l’innovation principale était que ce conseiller de vingt-sept ans eût pris rang, dès ses premières paroles, presque de pair avec les chefs et les oracles du conseil, les Allent, les Berenger, les Fréville. Une juste déférence, une respectueuse curiosité, entouraient, comme on sait, dès qu’ils ouvraient la bouche, ces nobles vétérans, ces répertoires vivans des traditions administratives. Ceux surtout qui ne siégeaient là que de la veille, et qui, de quelque grade qu’on les eût décorés, avaient encore tant à apprendre, ne se lassaient pas d’écouter cette imperturbable abondance d’exemples, de précédens, de décisions, d’arrêts, de notions précises et sûres qui faisait le fond de ces improvisations. Eh bien ! ce même caractère d’autorité et d’expérience, mêlé à un tour d’esprit et à des aperçus plus hardis et plus jeunes, s’était produit