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mêmes, qui craignait d’ailleurs l’averse et les mauvais chemins pour son compte, et que rien n’avait pu décider à repartir après une journée de vingt lieues. — Voilà ! me dit Abel, partir est impossible ; mais, vous le voulez, partons ; je vous porterai jusqu’à ce que je meure.

Je le calmai, je le consolai, je ne pouvais le voir ainsi mouillé, ensanglanté, exaspéré contre lui-même. Je lavai sa main blessée, cette main si précieuse et si habile dont il ne voulait pas s’occuper, et que je pansai avec mon mouchoir. Je lui dis que j’attendrais sans dépit et sans effroi jusqu’au lendemain, que je me fiais désormais à sa parole, qu’il fallait accepter un événement dont il n’avait pas prévu les conséquences, et dont je n’avais pas sujet de m’affecter puérilement, dès que, de sa part et de la mienne, il devenait involontaire.

Je demandai une chambre pour me reposer, car j’étais brisée de fatigue. Il était minuit, et nos vieilles hôtesses n’étaient pas contentes de veiller si tard pour attendre notre décision. Pendant qu’on préparait ma chambre, Abel me remercia avec ardeur de ce qu’il appelait ma bonté. — Oui, la bonté, disait-il, voilà votre force, à vous ! la douceur, le pardon inépuisable, cet éternel sourire d’une âme toujours prête à s’oublier pour consoler et guérir ! Vous êtes mon dieu, Sarah, ne m’abandonnez pas ; à chaque minute, je vous aime davantage. Je vous jure que je me sens mourir à l’idée de vous perdre !

L’hôtesse entra pour demander s’il nous fallait deux lits. Je n’avais pas prévu cette question d’une candeur brutale, qui me fit monter le sang au visage. — Je ne passe pas la nuit ici, répondit Abel, et il ajouta en s’adressant à moi : — J’ai aperçu dans le village une usine dont le travail de nuit m’intéresse, j’irai m’y réchauffer, et reviendrai demain matin déjeuner avec vous.

— Il faut vous reposer aussi, lui dis-je tout bas, je l’exige. Je ne dormirais pas, si je vous savais condamné à veiller pour me rassurer sur les propos que l’on pourra faire.

— Je trouverai un gîte, répondit-il, ne vous inquiétez pas de moi. Je veux dormir aussi, car je ne veux pas devenir fou, et ce n’est pas si près de vous que je pourrais me calmer. Je ne veux plus vous faire pleurer, Sarah ! cela est trop douloureux pour moi. Je vous sais on sûreté ici, dormez tranquille, et à demain !


George Sand.


(La quatrième partie au prochain n°.)