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loppe les éclairs de son rare esprit, Fellenberg, Châteauvieux, bien d’autres que j’oublie, et avant tous les autres les maîtres de la maison, que fallait-il de plus pour que Coppet nous séduisît? On n’était pas meilleur, plus instruit, d’une bienveillance plus délicate que le baron Auguste de Staël et le duc de Broglie, dont l’attitude à la chambre des pairs, le tour d’esprit philosophique et le talent de parole excitaient toutes nos sympathies, le voir de près, autrement qu’à Paris, le faire causer tout à notre aise était pour nous un plaisir que nous faisait seul oublier le charme à la fois gracieux et sévère de son incomparable compagne, en qui la passion du bien n’éteignait pas l’esprit, pas même l’enjouement, et dont la beauté en quelque sorte séraphique était la moindre distinction.

On le voit donc, à ne parler que des personnes, nous avions fait riche moisson, et si je passais aux choses, que n’aurais-je pas à raconter! Mais je m’en garde bien : ce ne sont pas les lacs, les glaciers, les cascades, nos ascensions et nos exploits pédestres qu’il s’agit de célébrer ici ; je n’insiste sur ce voyage que parce qu’il fut, je le répète, une occasion par excellence de voir sous des aspects nouveaux, de connaître encore plus à fond celui que j’essaie de peindre. Pour la première fois il prenait sa volée et sortait de la vie purement spéculative. C’était un commencement d’activité pratique où ses aptitudes naturelles ne pouvaient rester en défaut. Le gouvernement du voyage, la prévoyante direction des plans et des itinéraires, la comptabilité rigoureuse des deniers communs, toutes choses rentrant dans son ressort, il s’en acquitta sur-le-champ avec l’aplomb d’une expérience consommée, en même temps que, sans en avoir l’air, il amassait, chemin faisant, je ne sais combien de faits, de renseignemens, d’observations sur l’état du pays, des mœurs, de l’instruction, de l’industrie, de la richesse dans la république helvétique et dans chaque canton pris à part. Sagace, alerte, diligent, trouvant le temps de tout faire et de faire tout à point, le temps même de rêver, de disserter, de remuer des idées comme à Paris au coin du feu, puis tout à coup, en face de la nature, de rencontrer les mots les plus heureux et les plus pittoresques dans l’expression de ses mécomptes ou bien de ses surprises et de ses admirations, il était à la fois, pour tout dire, l’explorateur le plus insatiable, le causeur le plus fécond et le plus varié, le compagnon le plus commode à vivre et le plus attachant.

On sait que, même entre amis, c’est une épreuve qu’un long voyage. Ce genre de tête-à-tête continu et forcé n’est jamais chose indifférente; au bout d’un certain temps, il n’y a pas de milieu, ou l’amitié redouble, ou l’antipathie se déclare. Quant à nous, on le prévoit déjà, nous rentrâmes à Paris plus unis que jamais et plus nécessaires l’un à l’autre. Paris en ce moment, je devrais dire la