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s’enfermait dans son propre domaine. On peut dire qu’avec lui, quand on croyait le connaître le mieux, on conservait encore la chance d’heureuses découvertes. Ainsi je n’ai bien su tout ce qu’il valait vraiment que lorsque, après deux ans d’étroite intimité, nous entreprîmes en commun une assez longue promenade à travers la Suisse et la Haute-Italie. Ce qui n’est plus aujourd’hui qu’une excursion banale à force de facilités était alors presque un voyage. Nous y passâmes plus de trois mois, toujours à pied, infatigables comme notre curiosité. Quel entrain, quelle ardeur cette vie nouvelle me révéla chez lui! Quelle soif de tout connaître, de tout comprendre, de critiquer parfois, mais encore bien plus d’admirer!

Nous avions débuté par une halte chez Jouffroy; pendant l’été, le professeur s’en retournait à ses montagnes, à son village des Pontets, petit amas de chalets et de maisons de bois groupés sur un pli du Jura, presque au sommet de cette longue chaîne aux formes arrondies et un peu monotones. C’étaient de modestes montagnes qui nous attendaient là, mais des tableaux de mœurs si curieux, si rares, d’une vétusté si charmante! J’ignore en quel état sont aujourd’hui ces populations pastorales; alors elles semblaient sortir de l’âge d’or. Sous le toit de notre hôte, ce n’étaient qu’habitudes presque patriarcales, et lui-même, dans cet intérieur, au cœur de sa famille, nous parut comme transfiguré. Son regard était plus profond, son expression morale plus élevée, plus pure : sans faire le professeur et sans parler philosophie, il nous donna pendant ce peu de jours des impressions, des souvenirs encore plus éloquens que ses meilleures leçons. Même fortune nous était réservée au terme du voyage. Près de Milan, dans la plaine lombarde, un ermitage presque aussi simple, une hospitalité non moins douce, nous pénétraient aussi de respect et d’admiration. L’auteur des Promessi sposi et d’Adelchi. le noble poète, le grand homme de bien, Alexandre Manzoni, sa mère, sa femme, ses nombreux enfans nous offraient le spectacle alors presque inconnu d’une vie toute chrétienne et pourtant libérale, pleine d’angoisses patriotiques et néanmoins sereine en dépit des rigueurs de la police autrichienne, alors au paroxysme de ses persécutions. Puis, dans un plus beau lieu, de l’autre côté des Alpes, nous trouvions d’autres illustrations et d’autres souvenirs. Coppet, encore tout plein de Mme de Staël, de sa pensée, presque de sa présence, Coppet, pour de jeunes esprits initiés aux idées que cette femme illustre avait si vaillamment servies, était attrayant par lui-même, il le devint encore tout autrement pour nous. Un indulgent accueil, d’aimables prévenances, l’occasion de trouver là réunis chaque soir, en face de ce beau lac, de ces majestueuses montagnes, des hommes tels que Sismondi, encore dans sa verdeur, Rossi, laissant déjà percer sous sa taciturne enve-