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a tenté une peinture de ces mœurs honteuses, qu’il a voulu en moraliste soulever un des coins du voile, et nous faire frissonner en faisant passer devant nous des types vrais, pris dans La nature ? Rassurez-vous, M. Sardou ne connaît ces vilaines maisons que pour en avoir lu la description superficielle. Cependant, comme il lui fallait du monde pour emplir la scène, il a cherché dans ses notes quels étaient les personnages capables de raviver dans l’esprit du public le souvenir des choses qui l’intéressent. De là, L’apparition de ce sculpteur incompris, à cheveux courts, à pantalon trop large, dont M. Sardou déplore comme vous la banalité, les allures vieillottes et fanées, mais dont il s’est servi néanmoins ; savez-vous pourquoi ? Parce que, grâce à ce sculpteur, il pouvait faire allusion au groupe du nouvel Opéra et à la tache d’encre qui ont fait tant de bruit. Ce procédé est caractéristique. De là aussi ce Brésilien ébouriffé, dont le teint bistré, le diamant prodigieux et les mensonges bouffons ont eu au théâtre du Palais-Royal et ailleurs encore un grand retentissement. Quelqu’un a-t-il vu ce grotesque autre part que sur la scène ? Assurément non ; mais son succès passé lui prête une ombre de réalité, et il a tant fait rire, ce Brésilien, qu’il fera rire encore. L’auteur de Fernande l’a-t-il du moins vivifié de son souffle, a-t-il trouvé dans ce type quelques côtés humains ? Non pas, il n’a fait qu’en accentuer les vulgarités. « Vous excuserez le peu de fraîcheur de mon teint, » dit le Brésilien en entrant en scène, et il ajoute presque immédiatement après : « les feux de ce diamant sont tels qu’en pleine nuit ils me font retrouver mon chemin. » Puis faisant un geste par lequel on peut croire qu’il va offrir cette pierre précieuse à l’une des femmes présentes : « Je ne peux m’en déposséder, car il me vient de ma mère. » J’avoue que voyant parmi ces gens un avocat, je m’attendais à quelque allusion au crime de Pantin ; mais soit que la censure ait coupé ce passage, soit que M. Sardou n’ait point osé utiliser cette actualité, piquante pourtant, l’avocat se contente de prononcer le nom de Me Lachaud.

J’insiste sur ces riens parce que, je le répète, ils nous font comprendre admirablement les procédés de l’auteur. Il n’est pas dans la pièce un personnage, comique ou sérieux, qui soit plus réel et plus étudié que ne le sont ceux dont je viens de parler. N’allez pas conclure de là que ce premier acte, par exemple, soit ennuyeux : on s’y remue beaucoup et l’on y fait tapage ; les chiens de garde qui sont dans la cour aboient ; on croit à une descente de la police, tout le monde s’agite, les cartes disparaissent, et le sculpteur se jette par terre puis ces gens se mettent à danser, et le sculpteur a des gestes fort drôles. Autre chose encore : un petit vieillard dont l’individualité consiste à porter sur sa tête un bonnet de soie noire entre en compagnie de sa femme ; immédiatement on se range sur deux lignes, et tout le monde fait « rran plan, plan. » M. Sardou a les mains pleines de ces fleurs pour émailler les landes, et le public a si grande confiance en son talent, qu’il accepte tout les yeux