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FERNANDE, par M. VICTORIEN SARDOU.


Mme de La Pommeraye, assure Diderot, « était une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune, de la hauteur, » et se consolait de son veuvage par l’amour du marquis des Arcis, homme d’honneur, à coup sûr, mais entaché « d’un goût efféminé pour la galanterie. » Ces deux amans, qui avaient eu la négligence de se jurer un amour éternel, vivaient en paix depuis plusieurs années loin du bruit et du monde, jouissant de leur bonheur dans le plus délicieux isolement. Cependant le galant marquis commence « à trouver la vie de Mme de La Pommeraye trop unie… Peu à peu il passe un jour, deux jours sans la voir, il abrège ses visites, il a des affaires qui l’appellent. Lorsqu’il arrive, il ne dit mot, s’étale dans un fauteuil, prend une brochure, la jette, parle à son chien ou s’endort. » À ces signes alarmans, Mme de La Pommeraye, qui aime toujours, pressent qu’elle n’est plus aimée et veut s’en assurer. Un jour, après dîner, elle dit au marquis : « Mon ami, vous rêvez. — Vous rêvez aussi, marquise. — Il est vrai, et même assez tristement. — Qu’avez-vous ? — Rien. — Cela n’est pas vrai. ; . » Rien n’est charmant et délicat comme cette conversation que Diderot met dans la bouche des deux amans. Bref, Mme de La Pommeraye, le sourire aux lèvres et la mort dans l’âme, feint l’indifférence la plus complète, et sur un mot de M. des Arcis qui l’invite à s’expliquer : « Marquis, il s’agit… Je suis désolée, je vais vous désoler, et, tout bien considéré, il vaut mieux que je me taise. — Non, parlez. La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s’ouvriraient l’une à l’autre sans réserve ? — Il est vrai, et voilà ce qui me pèse… Est-ce que vous ne vous êtes pas aperçu que je n’ai plus la même gaîté ? J’ai perdu l’appétit ; je ne bois plus et je ne mange que par raison, je ne saurais dormir… La nuit, je m’interroge et je me dis : Est-ce qu’il est moins aimable ? » Elle lui fait un gros mensonge et avoue qu’elle ne l’aime plus. Le marquis se jette à ses pieds : « Mon amie, votre sincérité m’entraîne, je serais un monstre, si elle ne m’entraînait pas. Tout ce que vous vous êtes dit, je me le suis dit moi-même, et l’histoire de votre cœur est mot à mot l’histoire du mien. Il ne nous reste qu’à nous féliciter réciproquement d’avoir perdu en même temps le sentiment fragile et trompeur qui nous unissait. » Cependant Mme de La Pommeraye, renfermant en elle-même le dépit mortel dont elle est déchirée, jure de se venger, et voici ce que la passion lui suggère :

Durant un voyage du marquis, qui, faute de mieux, est resté son ami, elle se rappelle avoir connu autrefois en province deux femmes, la mère et la fille, qui, ruinées depuis dans un procès, en sont réduites à tenir un tripot. Elle met ses gens en campagne, se fait amener la d’Aisnon et sa fille, leur persuade de quitter leur métier infâme, périlleux, peu