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pour mettre le public en gaîté au moment le plus solennel de l’ouvrage, et couper court au sérieux de la soirée ? C’est la manie aujourd’hui des chanteurs de n’employer que la voix de poitrine. La voix de tête semble un vieux meuble démodé qu’on tire du grenier seulement dans quelques rares occasions. Encore faudrait-il veiller à ce que ce vieux meuble fût épousseté, à ce qu’il eût l’air de faire partie de la maison. La voix de tête de M. Colin est une voix d’emprunt ; on sent qu’il ne l’a ni travaillée ni polie, peut-être même ne se doutait-il pas qu’elle existât. C’est du moins ce que laisse voir son parfait désaccord avec le registre ordinaire. Ainsi, dans ce duo « des chevaliers de ma patrie, » après avoir, sur ces mots : « marchons, je ne crains rien, » émis en voix de tête le , l’ut dièze et l’ut naturel, il tombe tout à coup sur le si en voix de poitrine, et cet éclat désordonné, succédant à ces notes fluettes et nasales, produit le plus risible effet : qu’croit entendre une trompette à côté d’un mirliton.

Nous ne suivrons pas M. Colin à travers tous les méandres de ce labyrinthe où il s’est égaré si déplorablement. Avant de se venir heurter contre les aspérités de ce fatal duo, il avait au premier acte fort agréablement enlevé la sicilienne, et plus tard, après sa mésaventure, sa voix, dans la scène de l’église, retrouva des accens pleins de charme pour l’adorable cantilène : « lorsque pour moi, le soir, ma mère priait Dieu. » Tout cela ne peut qu’accroître encore nos regrets. On a compromis de gaîté de cœur, fourvoyé une organisation dont l’étude et le temps eussent fait sans doute quelque chose. M. Colin ne sait rien de son art, il n’en connaît ni les ménagemens ni les ressources ; pousser la voix lui paraît le comble du métier, et c’est à ce jeune homme tout frêle et délicat, à ce timbre qui n’avait que sa fraîcheur et que les fatigues de Guillaume Tell ont déjà éraillé, c’est à ce ténorino relevant à peine de maladie qu’on ose imposer une tâche où les plus robustes succomberaient ! Ce rôle de Robert est comme les armures du XVe siècle ; en les mesurant, on se demande quels pouvaient être les hommes capables d’endosser et de porter librement un tel harnais. Les chanteurs d’aujourd’hui n’ont plus le souffle ni les épaules qu’il faut avoir pour ne pas être écrasés sous le fardeau. Après Nourrit, paladin de la légende, celui qui fit la meilleure figure à cette Table-Ronde fut Mario de Candia. Duprez, dans Robert, ne brilla guère et laissa le rôle à M. Gueymard, qui pendant dix ans le tint avec honneur. Depuis, on s’était habitué, faute de mieux, à M. Villaret, chanteur de décadence, mais qui du moins mène la pièce jusqu’au bout, ce que les jeunes ne font pas. Un mot à présent du ballet, seul épisode complètement réussi de cette néfaste première soirée. Point de restriction cette fois dans nos éloges, il faut applaudir et le décor, reproduction exacte, bien qu’un peu illustrée, de l’ancien tableau dont le style était à conserver, et les danses réglées à nouveau de main d’artiste. C’est Laure Fonta qui figure