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Élisa, qui fournit aussi à Schiller beaucoup de détails pour son Visionnaire, avait été en effet très liée avec Cagliostro, lequel avait fondé en Courlande une « loge des dames. » Elle avait été complètement dupe, elle était même devenue un des principaux membres de sa loge, et tandis que la jeune Dorothée fuyait les ennuyeux discours du thaumaturge, l’exaltée Élisa en savourait chaque parole. Elle ne tarda pourtant pas à découvrir la friponnerie du maître et en fut révoltée. A Berlin, Nicolaï entreprit de la guérir complètement de son mysticisme, et y réussit à merveille. Le livre des révélations sur Cagliostro fut le résultat de ce traitement rationaliste. Il la brouilla à jamais avec ses deux nobles et mystiques compatriotes, la princesse de Galitzin, la Diotima d’Hemsterhuys, qui faisait alors en Westphalie son métier d’apôtre en jupon, et la jeune Mme de Krüdener, l’auteur de Valérie, la titanide de Jean-Paul, séparée de son mari comme Élisa elle-même. Celle-ci s’attacha depuis lors Tiedge, le séraphique poète d’Urania, lequel la suivit dans ses longs voyages d’Italie, s’enivrant avec elle de poésie nuageuse et de clair de lune, tout en faisant, pour varier les distractions, une cour moins éthérée à la femme de chambre de sa muse.

La fantaisie, on le voit, fut la seule souveraine reconnue de cette société étrange, qui prétendait inaugurer le règne de la tolérance sociale. Le monde de la cour, celui de la bourgeoisie surtout, pouvaient avoir des allures un peu différentes ; les principes qui les dominaient furent les mêmes, si toutefois il est permis de parler de principes à une époque de transition et dans un monde qui professe une liberté aussi grande, une aussi complète absence de préjugés. Préjugés de naissance, de religion, de convenance sociale, tout cela semblait en effet avoir disparu, et tout cela pourtant devait reparaître, car aucune société ne peut vivre sans préjugés. J’ai dit que les années de 1789 à 1815 furent une crise pour l’Allemagne aussi bien que pour la France, — une crise politique et nationale, tout le monde le sait, une crise littéraire et philosophique, personne ne l’ignore ; mais ce fut aussi une crise morale, et c’est à le prouver que s’appliquent surtout ces pages. Oui, l’Allemagne était hors de ses gonds. L’ancienne société était dissoute ; un roi libertin et dévot à la fois venait de fouler aux pieds toutes les traditions de cette maison de Brandebourg, qui seule avait su résister aux dangereux exemples de Louis XIV et de Louis XV, si follement, si seulement copiés par tous les princes d’Allemagne. La religion positive elle-même n’existait plus, ni pour les classes élevées, qui étaient allées avec Frédéric II à l’école des encyclopédistes, ni pour les classes lettrées, chez lesquelles le piétisme et la religion de sentiment d’abord, le rationalisme ensuite, avaient détruit l’ancienne orthodoxie. Une religion nouvelle allait se fonder, mais elle n’existait pas encore au