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REVUE DES DEUX MONDES.

La soirée était humide et fraîche. Il m’enveloppa d’une peau d’ours blanc, fine et souple comme de la soie, qu’il avait rapportée de Russie, et quand nous fûmes en route, il me dit : — Parlons raison, ma bien-aimée Sarah. Votre sœur ne consentira jamais de bonne grâce à votre mariage avec moi. Il faut que vous ayez le courage de lutter ; si vous ne l’avez pas, je suis perdu.

— Eh bien ! oui, répondis-je, il faut parler raison. Il faut que vous me donniez plus de détails sur vos relations avec ma sœur à Nice.

— Je vous ai tout dit, sauf qu’elle est aussi coquette que capricieuse.

— Coquette ! Voyons, dites-moi tout ce que vous pensez d’elle. Je la justifierai, mais après avoir écouté toutes vos accusations.

— Eh bien ! sachez tout, il le faut. La dernière fois que je l’ai vue, c’est avec moi qu’elle a été coquette. Il y a là-bas une certaine aventurière du monde qui s’appelle Mlle d’Ortosa.

— Je la connais ; que pensez-vous d’elle ?

— Je pense qu’elle est dévorée de la vanité d’éclipser toutes les autres femmes et de tourner la tête à tous les hommes.

— Et elle y réussit ?

— Elle y réussit ; mais elle a échoué avec moi. Voici ce qui s’est passé il y a huit ou dix jours : j’avais eu un grand succès ; j’étais à la mode. Mlle d’Ortosa me fit inviter par sa parente, la comtesse d’Ares, à prendre le thé chez elle « en petit comité. » Il y avait deux cents personnes ! Votre sœur y était. Je m’approchai d’elle et je lui parlai assez longtemps ; nous parlions de vous.

— Que disiez-vous ? il faut que je le sache.

— Votre sœur, à qui je demandais de vos nouvelles, me répondait que vous étiez au comble du bonheur d’être seule.

— Elle disait cela ? Pourquoi ?

— Pour me répéter que vous aviez horreur du monde et du mouvement, et me faire sentir que j’aurais bien tort d’embarrasser ma vie d’artiste d’un mariage qui convenait tout au plus à un riche bourgeois retiré des affaires.

— Comment ! elle vous a dit cela ?

— Non pas à bout portant, mais de manière que je ne perdisse pas une intention de son thème. C’était la première fois qu’elle y mettait autant de clarté, et j’en mis de mon côté le plus possible à lui dire qu’elle exploitait votre dévoûment et voulait se dispenser de la reconnaissance en prétendant que vous n’aviez pas de mérite à vous sacrifier. Notre a parte devenait assez aigre, lorsque Mlle d’Ortosa, qui voyait sans la comprendre l’animation de notre dialogue, et qui ne souffre pas qu’on fasse la cour aux autres en sa présence, vint me demander mon bras pour faire, le tour du salon. Elle croyait