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temps dans un langage emphatique et fatigant qui rappelle Klopstock et son cénacle. Ce langage-là, disait Henriette Herz plus tard, n’était que la forme des sentimens. Chaque temps a « sa monnaie de langage, celle d’alors était plus ornée, plus brillante que celle d’aujourd’hui, et elle ne passe plus ; mais l’or dont elle était frappée était pur et vrai. » — Cela se peut, mais il faut avouer que c’était là une monnaie qu’on a bien fait de fondre.

D’ailleurs cette amitié chaste et ces subtiles discussions ne paraissent pas avoir suffi à Schleiermacher. Il avait fait la connaissance d’une jeune femme, Éléonore de Grunow, qui, depuis quelques années déjà, vivait dans un mariage malheureux et sans enfans. Elle n’aimait pas son mari, et cette raison eût suffi à Schleiermacher pour lui conseiller un divorce, quand même il n’aurait pas espéré l’épouser après la séparation. Son mariage n’en était pas un à ses yeux, puisqu’il lui manquait la « condition intérieure et essentielle du vrai mariage. » C’était un devoir moral, disait-il, de dénouer pareille liaison, fausse dans son principe, si toutefois les institutions civiles le permettaient. Quant à lui-même, il essaya de fuir l’objet de sa passion, et pendant près de deux ans se retira à Stolpe, dans les environs de Berlin, d’où il ne cessait cependant de correspondre activement avec Éléonore. Celle-ci se décida enfin, ce qui parut une bien grande faiblesse de caractère à Schleiermacher, à demeurer avec son mari, et à partir de 1805 cette liaison, qui avait beaucoup fait jaser à Berlin, fut définitivement rompue. Schleiermacher en fut accablé. La lettre qu’il écrivit à Henriette semble inspirée par une douleur vraie. À Éléonore elle-même il écrit sur un ton moins simple : « Mon esprit a la phthisie. Je me consume visiblement de jour en jour. Pourquoi est-ce que je ne meurs pas avec ce sentiment si net de ma fin prochaine ? Ce n’est pas lâcheté, mais ce n’est rien non plus qui vaille beaucoup mieux : une faible lueur d’espoir, qui parfois m’apparaît de loin, et, pour pouvoir vivre un jour avec Léonor, fût-ce mille fois plus tard encore, je supporterais encore longtemps cette misérable vie. » Il se consola cependant, et quatorze ans plus tard, en 1819, venant à rencontrer par hasard Mme de Grunow dans un salon, il lui tendit la main : « chère Éléonore, lui dit-il, Dieu a pourtant bien fait les choses avec nous. »

Avec lui certainement, car il avait épousé, peu d’années après sa rupture avec Éléonore, la charmante Henriette de Willich, une jeune veuve de dix-huit ans, et dont le premier mari avait été très lié avec lui. Ce mariage fut très heureux, et, s’il faut en juger d’après les lettres des deux Henriette, la seconde, qui ne se donnait point pour une muse, avait infiniment plus de charme réel, de grâce féminine et de valeur morale, plus de sens surtout et d’originalité d’esprit que la première. Schleiermacher le sentit bien plus