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qu’éprouvaient les femmes pour ce romancier sentimental qu’on lit si peu aujourd’hui. Il avait déjà été fort gâté à Weimar, d’où il revenait en ce moment. A l’exception de Goethe et de Schiller, dont le goût classique ne pouvait guère s’accommoder de la forme débraillée de Titan et d’Hesperus, tous, même Herder et Wieland, y avaient fait du romancier l’objet d’un véritable culte. Trois des plus belles et des plus intelligentes dames du monde thuringien s’étaient littéralement jetées dans ses bras et avaient brigué l’honneur d’être ses titanides. C’étaient Charlotte de Kalb, à peine guérie de sa violente passion pour Schiller et de la douleur de l’avoir vu épouser Mlle de Lengefeld ; Mme de Krüdener, bien éloignée encore de l’état de sainteté et de contrition où on la vit plus tard, à Paris, expier ses erreurs d’autrefois ; enfin Emilie de Berlepsch, jeune veuve aussi belle qu’intelligente, et dont le commerce poétique et sentimental captiva le rêveur au point de lui faire oublier, à ce fils exemplaire, une mère qui se mourait en ce moment même. L’excellent Jean-Paul, au sortir de sa mansarde et qui se trouvait pour la première fois à pareille fête, en eut le vertige. « Ici tout est révolutionnaire, écrivait-il, et le titre d’épouse n’a point de valeur… Il y a dans cette société des mœurs que je ne puis peindre que de vive voix. Il est certain qu’une révolution, plus grande et plus intellectuelle, mais tout aussi meurtrière que celle de Paris, bat dans le cœur du monde. » Malgré ce dédain pour « le titre d’époux, » il avait failli se marier dans les forêts de la Thuringe. Ce fut même une jeune demoiselle de la cour de Hildburghausen qui avait manqué de donner sa noble main au romancier roturier. A Berlin, les ovations féminines continuèrent de plus belle. Les carrosses des grandes dames ne cessaient de s’arrêter à sa porte et d’y faire queue. Heureuses celles qui réussissaient à pénétrer auprès du grand homme, qui recevait ses comtesses et ses baronnes en pantoufles et en robe de chambre ; heureuses celles surtout qui obtenaient un souvenir du poète, ne fût-ce que quelques poils de son caniche favori, pour les porter sur le cœur dans un médaillon précieux ! L’intelligente comtesse de Schlabrendorf elle-même, l’amie de Rahel, en eut la tête tournée. La princesse Louis, sœur de la reine, la reine elle-même, qui invita le poète à Potsdam et se fit son cicerone à Sans-Souci, participèrent à l’ivresse générale. Le jeune roi, impatienté, finit par éclater en son style elliptique : « Trop de bruit autour de ce Jean-Paul ! Comment donc parler d’un grand homme d’état ou d’un héros ? Les femmes ne savent jamais garder la mesure ! » Aussi refusa-t-il la sinécure qu’on sollicitait pour l’auteur de Titan. Jean-Paul n’en fut pas moins enchanté de son séjour à Berlin, où il admirait le mélange des classes, si inconnu encore dans le reste de