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à la folie, et en dépit d’une coquetterie assez innocente, mais très marquée, elle était néanmoins plus admirée qu’aimée. Elle eut des amis cependant, car que ne pardonne-t-on pas à une femme belle, gracieuse, riche, lorsqu’elle a un grand fonds de bonté et qu’elle désire plaire ? Rahel, qui ne savait supporter les personnes qu’elle ne pouvait estimer, lui resta toujours dévouée tout en la jugeant parfaitement, car elle la place en tête de la fameuse liste des « quatre personnes les plus vaines » qu’elle ait connues. Les autres étaient le docteur Böhm, le major Gualtieri, le plus aimable des sceptiques, et un émigré français, le comte Tilly, qui jouait un rôle marquant dans les salons de Berlin et qui devait finir comme Gualtieri d’une façon tragique. La vanité de Mme de Grotthuiss avait quelque chose de naïf ; « elle s’en faisait accroire à elle-même, nous dit Rahel, et se rendait à elle-même des visites de congratulation… Elle s’attribuait simplement tous les avantages et en était heureuse sans autre façon. Elle n’avait un peu de chagrin que si elle s’apercevait par hasard que quelqu’un pourrait bien la juger autrement qu’elle ne se jugeait elle-même. Pourtant, comme cela ne la trouble guère dans la bonne opinion qu’elle a d’elle-même, dans le grand et comfortable mensonge où elle s’est casée, elle y voit seulement une impertinence qu’il faut relever, comme tout autre désordre s’introduisant dans la société, mais une impertinence qui ne la touche guère personnellement. »

Plus belle et plus attrayante encore que Mme de Grotthuiss, sa sœur cadette, Marianne, semble avoir racheté par une intelligence plus vive ce qu’elle avait de moins que sa sœur en bonhomie et en coquetterie instinctive. D’une beauté moins junonienne, elle avait plus d’aisance et de désinvolture que Sarah. Au fond tout aussi prétentieuse que Mme de Grotthuiss, elle laissait moins voir ses prétentions, précisément parce qu’elle était plus intelligente. Froide et calculée, elle savait jouir du présent, non en étourdie, mais avec un dessein prémédité, comptant comme bonne prise tout ce qu’elle pouvait atteindre de jouissance, et sans se soucier de l’avenir. « Après moi le déluge ! » avait-elle coutume de dire, et « sa belle bouche, son esprit enjoué, dit Varnhagen donnaient à ce mot si dur une grâce qui vous aurait fait y souscrire momentanément. » Les personnes sans jugement, comme Henriette Herz, ne virent en tout cela que de l’étourderie ; Varnhagen et Rahel la pénétraient mieux et ne se laissèrent tromper ni par sa grâce ni par sa vivacité. Elle avait en effet une volonté très décidée et très précoce lorsqu’il s’agissait de ses intérêts. A l’âge de quinze ans, et à l’insu de ses parens, elle se convertit au christianisme pour se rendre plus facile l’entrée dans les grandes familles aristocratiques où elle brûlait de pénétrer. Il fallait cependant que cette naïveté de franc égoïsme,