Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/459

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Parmi ces salons juifs, celui du banquier Cohen se distinguait par son luxe et son élégance. On y jouait la comédie française, et Mme de Genlis surtout s’y était fait une véritable réputation d’actrice. « Que voulez-vous ! disait-elle aux personnes étonnées de lui voir un art aussi consommé, j’ai joué la comédie toute ma vie. » C’était pourtant la maison du conseiller intime Éphraïm, où les officiers nobles et les gens de lettres aimaient le plus à se rencontrer. Un de ces derniers, doublé d’un mystique, d’un charlatan et d’un aventurier, Leuchsenring, — le Pater Brey de Goethe[1], le Frank d’Achim d’Arnim, — s’y plut même si bien qu’il voulut y faire son nid, et il s’en fallut de peu qu’il n’épousât la jolie fille du vieil Israélite. Le mariage manqua, et Leuchsenring quitta Berlin pour aller saluer à Paris l’aurore de la révolution. Il y fut suivi et gardé de près par Mlle de Bielefeld, autre victime de ce Cagliostro germanique. On dit qu’elle lui prépara dans la grande ville et se prépara à elle-même un long enfer avec d’étranges alternatives d’amour et de haine. Quant à la jolie et opulente Adèle Cohen, qui avait échappé à Leuchsenring, elle se maria bientôt après avec un grand seigneur prussien. Elle ne fut pas la seule de ses coreligionnaires à faire un brillant mariage. Le banquier Meyer, dont la maison rivalisait en richesse et en gaîté avec celles d’Éphraïm et de Cohen, avait deux filles dont le sort devait éclipser de beaucoup celui de leur petite amie, car elles étaient appelées à tenir le sceptre de la société élégante dans deux grandes capitales, à Berlin d’abord, à Vienne ensuite. Belles, aimables, distinguées toutes les deux, elles avaient été courtisées beaucoup dès leur première jeunesse. Lessing, dit-on, et Herder avaient essayé de plaire à Sarah (née en 1760) ; Goethe la trouvait charmante, et, bien qu’elle manquât un peu d’esprit, s’il faut en croire les méchantes langues, il correspondait avec elle assez activement. Mme de Genlis, qui donnait des leçons de français à Berlin, — car la marquise de Sillery, ne pouvant utiliser ses talens de comédienne, se résigna noblement à ce dur gagne-pain, — Mme de Genlis l’adorait, et le vieux prince de Ligne, ce type accompli du gentilhomme philosophe au XVIIIe siècle, en était vivement épris. Après, avoir goûté, — pendant bien peu de temps, il faut le dire, — d’un triste mariage de convention, la belle Sarah se convertit au christianisme, revint à l’Ancien-Testament, et finit par épouser un gentilhomme livonien. La maison de la baronne de Grotthuiss devint une des plus brillantes de Berlin. Bonne, excellente même, malgré une vanité qui paraît avoir touché

  1. Outre cette pochade satirique, Goethe a laissé un portrait moins fantaisiste de l’homme à la cassette mystérieuse dans ses Mémoires, livre XIII. Nous y apprenons qu’il colportait entre autres choses dans cette célèbre cassette des lettres intimes de Julie Bondelli, l’amie de Jean-Jacques Rousseau.