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grande honte que d’être Juif ? — Hélas ! je baisse les yeux et je soupire en moi-même : Hommes, hommes ! où en avez-vous laissé venir les choses ! »


Dans sa maison modeste, mais hospitalière, le philosophe pratique unissait encore d’une façon assez étrange les traditions patriarcales et sévères du mosaïsme à l’esprit d’émancipation du siècle. Le sabbat y était observé rigoureusement ; sa femme portait le bandeau de velours qui doit cacher les cheveux de l’épouse israélite. Il maria sa fille Dorothée à la juive, à seize ans, et sans même la consulter. Il ne se doutait pas, l’excellent homme, que Dorothée, aussi bien que sa sœur Henriette, de belles intelligences toutes deux, mais exaltées et rêveuses, allaient donner un jour un démenti cruel à ses principes d’éducation en devenant de pieuses et ferventes catholiques. La maison de Mendelssohn, malgré sa simplicité et sa sévérité, n’était pourtant pas fermée aux amis des lumières, et l’auteur de Sebaldus Nothanker, celui que Goethe a immortalisé dans la Nuit de Walpurgis sous le nom du proctophantasmiste, Nicolaï en un mot, l’ami intime de Moïse, n’était pas le seul chrétien qui y fût admis. L’homme qui en littérature donna au déisme français et anglais son expression allemande forma de même dans la société le centre du mouvement qui se faisait en faveur de la philosophie du sens commun. Aussi était-il mal vu des anciens orthodoxes, qui gouvernaient despotiquement leur maison et leur paroisse de derrière la grille où ils trônaient en souverains, et qui réprouvaient les idées modernes aussi énergiquement que la parure, le théâtre et les autres joies mondaines. Si on les eût écoutés, il aurait fallu interdire aux filles d’Israël tout contact avec les chrétiens, qui ne pouvaient que les détourner de l’esprit de famille, traditionnel dans la nation proscrite.

Ce n’était pas là le compte de ces jeunes femmes qui, nées aux environs de 1770, avaient déjà profité des conquêtes de Mendelssohn en recevant une éducation plus libre et plus conforme aux tendances du siècle. Elles aimaient la lecture, et les romans anglais faisaient leurs délices. Elles avaient appris le français sans doute parce que leurs pères le trouvaient utile pour les mieux marier ; mais elles tenaient à s’en servir, et avec qui parler français, sinon avec les jeunes gentilshommes qui revenaient de Paris ? Rien de plus gênant d’ailleurs que d’être écouté lorsqu’on cause entre jeunes gens, et les parens du moins n’entendaient pas le français. Aussi « tous les élégans et les jeunes savans, écrit Schleiermacher à sa sœur (août 1798), qui veulent voir la bonne compagnie sans s’imposer trop de gêne se font introduire dans ces grandes maisons juives, où l’on accueille avec empressement tous les hommes de talent. »