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souverain désireux de laisser de son règne un monument magnifique. M. Haussmann s’est servi pour accomplir son œuvre de deux instrumens d’une égale puissance qu’il faut briser aujourd’hui, la prépondérance que l’organisation municipale lui assurait les facilités que lui a laissées la loi d’expropriation pour cause d’utilité publique.

On ne saurait se lasser de montrer les imperfections et de signaler les dangers de cette législation. L’un des promoteurs de la loi de 1841, la dernière et la plus complète des lois promulguées sur cette matière, M. Legrand, directeur général des ponts et chaussées et des mines sous la monarchie de juillet, s’excusait souvent d’avoir participé à la rédaction d’une loi dont sa prévoyance redoutait la portée politique et sociale, mais que l’état des esprits hostiles aux grandes entreprises publiques rendait si nécessaire, alors qu’il s’agissait de faire regagner à la France l’avance que ses voisins avaient sur elle dans la création des chemins de fer. Cependant s’il était impossible en 1841, comme il le sera toujours, de définir exactement l’utilité publique et d’éviter les interprétations arbitraires, du moins à cette époque une loi seule pouvait prononcer l’utilité. Les choses ont bien changé depuis ; d’une arme dangereuse, l’on a fait une arme terrible, irrésistible. Une loi de 1851 est d’abord venue étendre la zone des surfaces soumises dans les villes à l’expropriation, puis le décret du 20 mars 1852, en donnant au chef de l’état le droit de prononcer souverainement l’utilité publique, a réduit les conditions restrictives de l’expropriation aux proportions d’une simple formalité administrative : c’était ouvrir la porte à tous les abus.

Il est juste de reconnaître que l’administration de la ville s’est attachée à rendre l’expropriation peu cruelle pour ceux qui en ont été frappés. Elle a su calmer tous les regrets et vaincre toutes les résistances en distribuant des indemnités dont on n’aurait jamais supposé les chiffres il y a vingt ans ; elle a, tant pour les propriétaires dépossédés que pour les locataires congédiés, créé un mouvement de capitaux qui doit être considéré comme la principale cause des progrès de la richesse publique à Paris, et sans lequel toutes les constructions qui ont modifié la physionomie de la ville n’auraient pu être achevées. Le trouble à cet égard a pénétré plus encore dans les esprits que dans les fortunes ; chacun s’est habitué à perdre le respect de la propriété et le sentiment de la tradition si nécessaires dans notre société mobile, emportée vers la jouissance rapide de toutes choses. Aucune des garanties qui avaient paru suffisantes aux auteurs de la loi de 1841 n’existe aujourd’hui, ou du moins ne présente un caractère d’efficacité sérieuse contre le danger d’usurper sur la propriété privée. Les projets de la préfecture