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grande vénération, ou, pour mieux parler, en grand amour. C’est l’enfant gâté de toute la population. Ils ont passé des colliers de perles autour de son cou, ils ont accroché des boucles de diamans à ses oreilles, ils ont passé des bracelets autour de ses poignets, ils ont chargé de bagues précieuses ses beaux doigts ; rarement cadeaux eurent une destination plus heureuse, car la toilette va fort bien à cette madone, et les bijoux ne font que mieux ressortir le grand air qui lui est naturel. En effet, cette madone est vraiment aristocratique ; son visage est maigre et noblement allongé, ses traits sont à la fois grands et fins ; mais ce qu’elle a surtout d’incomparable, c’est la main, une main délicate de belle dame aux doigts minces et effilés. Le peuple en raffole, et je dois avouer que j’ai pensé à son égard comme le peuple. J’ignorais son existence lorsque je suis entré à Saint-Augustin, et dès la première minute, avant même d’avoir remarqué les bijoux qui témoignent de l’amour des Romains, je me suis senti pris pour elle d’un sentiment d’involontaire sympathie. Les sentimens humains se distinguent entre eux par des nuances extrêmement fines qui peuvent aisément les faire confondre ; on fera donc entrer, si l’on veut, dans l’ordre des sentimens païens le mouvement de sympathie que j’éprouvai, mais je suis sûr qu’il n’en était pas ainsi, car dans cette sympathie il n’entrait rien de l’admiration sensuelle qu’arrache la beauté : c’est une de ces figures que l’âme a plaisir à regarder encore plus que l’œil, et dont l’aspect crée en nous une sorte de lumineux sourire dont nous sentons notre être intérieur réjoui. Comme j’ai pour principe de respecter scrupuleusement les usages des pays que je visite (rien n’étant plus ni même aussi respectable qu’un usage), j’aurais volontiers baisé le pied de cette madone, si ce pied eût été de marbre ; mais, pour le protéger contre l’action incessante des baisers, il a fallu le remplacer par une sorte de fer à repasser en cuivre, et j’ai cru devoir m’abstenir de cette dévotion, au risque de scandaliser les fidèles alors en prière, lesquels ont semblé voir mon abstention avec des yeux d’où le mépris n’était pas absent. Je me suis contenté de déposer dix sous dans son tronc, sans songer que je donnais à plus riche que moi, car, outre son air noble, cette madone possède un autre privilège des aristocraties, c’est-à-dire la richesse, et tout récemment, comme on a eu besoin de son secours pour je ne sais quelle entreprise, ses coffres ont libéralement fourni trois cent mille écus romains.

Il y a dans le fait de cette adoration quelque chose de fort singulier. Les images qu’adore le peuple sont d’ordinaire plus vénérables et surtout plus anciennes que belles. La dévotion populaire repose sur une sorte d’archéologie morale instinctive. Ce qu’il lui faut, ce