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non pour la vénération et la prière. Mais est-ce une illusion de mes yeux ou un miracle dû au génie de l’artiste ? Cette Vierge a cent pieds de haut, et cependant le cadre est de taille fort ordinaire. Tel est le sentiment moral de grandeur concentré par l’artiste dans cette figure, qu’il réussit à faire naître chez le spectateur le sentiment de la grandeur matérielle ; on voit cette vierge géante parce qu’on la sent surhumaine. La dernière fois que je visitai Santa-Maria-in-Cosmedin, je pensai, devant cette image, à l’œuvre d’un artiste des jours de décadence, ce pauvre Carlo Maratta, qui a peint la gigantesque Vierge de l’horloge du palais du Quirinal. Comme l’artiste byzantin, Carlo Maratta semble avoir eu la volonté d’exprimer la grandeur morale du personnage de la Vierge ; mais, tout génie faisant défaut, il n’a trouvé d’autre moyen de faire apparaître cette grandeur qu’en exagérant la stature matérielle, et il a peint une Vierge géante qui semble originaire du pays de Brobdingnac, et fait penser aux allégories de Rabelais et à la mère du bon Pantagruel.

Oh ! que devant cette image nous sommes loin de la douce mère de nos pays d’Occident, même de la Vierge théologique du mystère de l’immaculée conception et du miraculeux privilège de l’assomption ! Avec quelle rigueur métaphysique ces Grecs subtils ont compris le christianisme, et séparé de toute humanité ses personnages humains ! Décidément nos peuples d’Occident n’ont été en cette matière que des barbares charnels qui dans les personnages divins ont vu de simples compagnons de leurs joies et de leurs souffrances. La Vierge de Santa-Maria-in-Cosmedin est, comme son fils, préordonnée par Dieu de toute éternité ; elle est une pièce nécessaire de l’ordre invisible de l’univers. Malgré cette rigueur théologique, nulle raideur et nulle sécheresse dans l’exécution, nulles étroites formes traditionnellement systématiques. Un génie individuel d’artiste s’est ici librement exprimé ; cette Vierge surhumaine est peinte à larges traits, d’un pinceau hardi et sûr. Bref, dans cette image se combinent de la manière la plus singulière et tout ce qu’on cherche dans l’art byzantin et tout ce qu’on cherche dans l’art italien. Un passage de l’Orlando me revint au souvenir pendant mes visites à Santa-Maria-in-Cosmedin, celui où l’enchanteresse Mélisse montre à Bradamante dans un miroir magique la longue série des princes de la maison d’Esté qui doivent sortir de son sein : cette Vierge aussi est un miroir magique dans lequel on voit défiler la longue procession des artistes italiens depuis Giotto jusqu’au Dominiquin, ultima Thule du grand art. C’est plus que le principe de l’art italien, c’est déjà l’art italien dans tout son épanouissement.

En dépit de sa beauté, l’impression que laisse cette image est