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MALGRÉTOUT

Ce riche pays, admirablement cultivé, étonne par la solitude qui y règne. On y marche des heures entières sans approcher d’une habitation. Il n’y a pas de maisonnette isolée ; la chaumière n’existe pas. Toute la population est concentrée dans de gros villages ou dans de vastes groupes d’usines. On se demande comment on peut ensemencer et récolter avec de telles distances à franchir et tant de hauteurs à grimper. Quand de ces hauteurs on embrasse l’horizon, les distances entre les villages vous frappent encore plus. Le peu de place qu’occupe l’homme y est sans aucun rapport avec l’incommensurable domaine de son travail.

À mesure qu’on descend vers le vallon de la Lesse, le paysage change. On quitte les grandes vues, le découvert immense, pour retrouver une Meuse en miniature, d’étroites prairies, des ravins et des rochers abrupts, un ruisseau clair et rapide, de beaux arbres, des bruyères, des bosquets de frênes et de mélèzes.

Je descendis à la rustique auberge de Han, où je fus servie avec la brillante propreté, l’abondance et le bon marché qui règnent dans tout le pays. Je demandai le guide, il était absent ; personne ne voulut le remplacer. On ne visitait pas les grottes à ce moment de l’année. La Lesse y faisait de grands ravages tous les hivers ; il fallait à chaque printemps des travaux pour rendre les passages praticables, et ces travaux n’étaient pas terminés. Ne voulant pas être venue pour rien, je demandai à voir au moins le trou du rocher où la Lesse s’engouffre. Rien n’était plus facile ; c’était à une demi-heure de marche, et le premier enfant venu pouvait m’y conduire.

J’aimais mieux être seule. Je me fis indiquer le chemin, et j’entrai dans un vallon étroit et frais, coupé de rochers et de bouquets d’arbres, qui côtoie la montagne où les grottes sont enfouies. Ce paysage inculte est ravissant. La Lesse s’y étale dans des déchirures verdoyantes qu’elle inonde au printemps. J’arrivai par de délicieux sentiers à la bouche de pierre noire où elle se glisse avec un sourd et frais mugissement. Il me vint à l’esprit une de ces comparaisons auxquelles nous porte la tristesse. Ma vie n’était-elle pas faite à l’image de ce ruisseau, qui, lassé de se promener dans une solitude charmante et de refléter le ciel dans son eau tranquille, rencontrait un abîme et s’y jetait aveuglément pour s’égarer dans l’inconnu, au risque de s’y perdre et de ne jamais revoir la lumière ? Tout en philosophant sur moi-même et en comparant ce gouffre à mon malheureux amour, je fus prise d’une ardente curiosité de m’élancer aussi dans l’inconnu, et je cherchai un sentier qui me permît d’entrer avec le torrent dans l’abîme.

Il n’y en avait pas. La Lesse remplissait toute la voûte où elle disparaissait. Une jeune fille, sortant des buissons, vint à moi en