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perdre cinq minutes de sa vie I La statue de la Justice, de Lironi, ressemble à la justice comme la colombe ressemble à l’aigle ; mais qu’elle est donc gentillette, mignonnette, et quel amusant petit madrigal en marbre ! Dans la chapelle des Borghèse, l’œil, ne sachant où se reposer, tant les objets sont pressés et abondans, se lasse très vite ; ici il ne connaît aucune fatigue, si bien disposés et si judicieusement espacés sont les ornemens ! Pour compléter cette impression de magnificence seigneuriale, il ne faut pas oublier de rendre visite au caveau si propre et si bien aéré où sont rangés en cercle les tombeaux des Corsini. Somptueusement mondains dans la vie comme dans la mort, leurs tombeaux sont disposés comme le furent les sièges de leurs salons pour les causeries des jours de réception. Cela est d’une solennité noble et cérémonieuse très frappante. Au centre du caveau, on peut regarder une Pietà en marbre exécutée sur un dessin du Bernin, jolie chose sans portée, délicate œuvre d’habile ouvrier qui a su rendre le marbre lucide. La lumière perce à travers les draperies, les mains et les membres même des personnages. « On voit toutes les veines, » me disait avec admiration le sacristain, qui par deux fois m’a fait visiter cette chapelle.

Sur le flanc opposé de la basilique se présente, toute blanche sous ses marbres de date récente, la chapelle des Torlonia, ces heureux possesseurs de tant de belles choses[1] ; mais comme le principal ornement de cette chapelle est une Descente de croix sculptée par Tenerani, nous la retrouverons en parlant de cet artiste. Mentionnons le tombeau du cardinal Casanate, qui serait digne de figurer dans quelqu’une de ces chapelles mondaines. Ce n’est pas le chef-d’œuvre de la sculpture, mais c’est singulièrement agréable à regarder, et surtout aussi peu funèbre que possible. Sous sa robe sacerdotale aux nobles plis et ses dentelles finement reproduites par le ciseau, le beau cardinal est élégamment étendu, appuyé sur le coude, dans la mieux séante des postures. Il s’en faut cependant que tous les tombeaux de Saint-Jean de Latran portent ce cachet de mondanité, et évitent aussi soigneusement d’offenser l’imagination en parlant trop fortement de la mort. Les contrastes ne sont jamais bien loin dans Rome, et si vous voulez savourer l’horreur de la mort après avoir joui de ces somptuosités seigneuriales, promenez-vous à pas lents dans l’allée circulaire des vieux tombeaux qui est dessinée par le renflement de la tribune. Rien ne jette dans des rêveries plus tristes. Quelques-uns de ces tombeaux sont de fort mauvais goût, mais ils n’en produisent qu’une plus profonde impression. Etes-vous partisan du mauvais goût dans les monumens funèbres ?

  1. Le palais de la place de Venise, la villa Albani, le palais Giraud, etc.