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posant que tous ces obstacles fussent vaincus, il eût fallu encore qu’Abel répondit à l’affection de ma sœur, et cela me semblait plus invraisemblable que tout le reste.

Si Mlle d’Ortosa avait eu le dessein de bouleverser mon esprit et de briser mon cœur, elle y avait donc réussi. La folle avait troublé la raisonnable, l’insensible avait ému la dévouée : n’était-ce pas dans l’ordre ? Je m’efforçai de réagir, et, tout en revenant à cheval à travers les bois et les collines, j’élevai mon âme vers celui qui représente dans nos pensées l’idéale justice et l’infatigable amour. Je ne sais, ma chère amie, si la raison peut prouver Dieu, mais il est des heures d’effroi amer où toutes les choses de la vie nous oppriment. À ces heures-là, une bonne conscience sent Dieu en elle, et elle le sent si profondément et si vivement qu’elle se passe aisément d’autre preuve.

Je rentrai chez moi résignée à souffrir et à me sacrifier, s’il le fallait. Je n’étais peut-être pas née pour être heureuse autrement. Tout était cependant remis en question dans ma vie, et le grand effort que j’avais fait pour accepter Abel avec les fatalités et les entraînemens de son sort et de son caractère ne me servirait peut-être plus de rien. Si ma sœur s’obstinait à me faire renoncer à lui, il s’agirait bientôt de travailler à l’oublier. Je souffrais si cruellement que je sentis le besoin de m’imposer une distraction forcée pour échapper, ne fût-ce que quelques jours, à une recherche vaine et douloureuse de mon véritable devoir.

Je m’étais toujours refusée à visiter les sites un peu éloignés de ma demeure, parce que je ne pouvais y conduire ma petite Sarah. Je résolus de mettre à profit le temps où j’étais seule et d’aller voir des grottes très curieuses dont mon père m’avait parlé avec admiration. J’avais une tendance à choisir le but le plus difficile et les aspects les plus frappans. Je me rendis donc à Givet, en moins d’une heure, par le train le plus matinal ; j’y louai une voiture et me fis conduire au village de Han, dans la province de Namur. J’y arrivai en trois heures à travers ce beau pays wallon qui tranche d’une manière si frappante avec les paysages anguleux et fermés de nos Ardennes françaises. Ce pays au contraire est le pays ouvert par excellence. Il a un aspect de franchise et de sérénité. C’est une région de collines mamelonnées sur de vastes ondulations nues et battues d’un air vif. L’approche du printemps couvrait ces grands espaces de la riche verdure des jeunes blés, et les parties plus arides qui en masquent parfois le faîte étaient revêtues de l’herbe fine des pâturages. Une atmosphère changeante, tantôt chargée de vapeurs, tantôt balayée par de fortes brises, irisait des nuances les plus fines cet océan végétal dont les vagues semblent escalader paisiblement le ciel.