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bourgeoise et de prétention philosophique. Ici, on oublie tout système pour se laisser transporter dans un monde écarté, au milieu d’un peuple naïf et vigoureux, qui puise dans sa vie contemplative une incontestable noblesse. L’esprit se rafraîchit et s’élève auprès de ces races silencieuses qui sont pour l’humanité des réservoirs de force et de jeunesse, et se montrent capables, le jour venu, des plus surprenantes éclosions.


IV

Biœrnson a fait plus que de peindre les Norvégiens d’aujourd’hui, sa grande ambition a été de créer le drame national de son pays en remontant à la source du génie Scandinave. Dans cette entreprise, il a sinon réussi, du moins frayé des voies entièrement nouvelles. Ses prédécesseurs dans la littérature du nord, le Danois Œhlenschlæger, le Suédois Tegner, avaient bien renouvelé les vieilles traditions ; mais, imbus d’idées étrangères, ils étaient restés comme à la surface du caractère national. L’esprit original et primitif d’un peuple n’est pas chose facile à connaître ; en tout pays, les églises de tout genre et le nivellement démocratique ont travaillé à l’effacer. Il vit pourtant dans ce paysan, dans ce fonctionnaire, dans ce soldat, dans cet homme en habit noir d’aujourd’hui ; mais, pour deviner cette âme cachée, il faut le profond coup d’œil, mieux encore, il faut en sentir le souffle en soi. Notre poète, lui, est un vrai tempérament Scandinave, mélange d’énergie virile et de rêverie sombre, d’âpreté sauvage et de douceur profonde. Il lui a été donné d’exprimer vigoureusement ce vieux caractère national qu’on retrouve dans l’histoire du nord et qui persiste dans la race. Les traditions héroïques de la Norvège l’attirèrent de bonne heure. « Nous songeons toujours encore, dit-il, à la vieille nuit des sagas, pleine de lueurs. » L’époque à laquelle l’imagination de Biœrnson se reporte de préférence va du XIe au XIIIe siècle ; c’est le temps héroïque de la Norvège, où le mythe se mêle à l’histoire. Alors vécurent les Harald Harfager, les Olaf, les Hakon, les Sverre, rois guerriers et marins dont la domination s’étendait jusqu’aux Orcades, à l’Islande, sur toutes les mers du nord. Dans les guerres civiles, dans les expéditions aventureuses, se déployaient à l’aise les passions encore indomptées de cette race.

Le premier drame de Biœrnson est une de ces tragédies domestiques qui abondaient chez les iarls d’alors. Houlda est la dernière survivante d’une famille qui fut toujours en lutte avec celle des Aslak. Un jour, on rapporte dans sa demeure son père tué ; la mère en mourut, pour son bonheur, dit sa fille. L’orpheline Houlda est menée de force dans la demeure des Aslak et élevée parmi les fils