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tristesse. Quelle surprise lorsqu’un jour il entend chanter ces strophes par la voix de celle qu’il aime !


« Il alla plus loin comme s’il allait dans l’infini, mais plus il allait, plus il s’approchait de la ferme qu’habitait Eli. Le brouillard avait disparu, le ciel se voûtait comme une arche bleue d’une crête de rochers à l’autre, les oiseaux nageaient dans l’air trempé de soleil et s’appelaient à longs cris, des millions de fleurs riaient dans les champs ; ici, aucune cascade mugissante ne menaçait la joie, mais tous les êtres, ravis de vivre, se mouvaient, chantaient, reluisaient, jubilaient vers le ciel sans cesse ni repos.

« Arne se jeta dans l’herbe sous une montagne, regarda vers le village et se détourna pour ne pas le voir plus longtemps. Alors il entendit au-dessus de lui une voix claire et brillante moduler un chant comme il n’en avait jamais entendu. Elle résonnait par-dessus la pelouse entre les gazouillemens d’oiseaux, et, avant qu’il eût reconnu la mélodie, il savait déjà les paroles, car cette mélodie lui était la plus chère, et ces paroles il les avait portées en lui-même depuis son enfance et les avait oubliées le jour même où il les traça sur une feuille. Il s’élança en sursaut comme pour saisir les sons de la voix cristalline, puis il resta immobile pour écouter, car la première strophe, puis la seconde, puis la troisième descendait jusqu’à lui.

«… Il l’aperçut enfin à travers les buissons. Le soleil tombait droit sur la jeune fille. Elle était assise sur le versant dans son corsage noir sans manches, elle avait sur la tête un chapeau de paille légèrement incliné, et sur ses genoux un livre avec une foule de fleurs des champs ; sa main droite plongeait comme en rêve dans cette luxuriante végétation. Son bras gauche était appuyé sur son genou, et sa tête reposait sur sa main. Elle regardait dans la direction d’un oiseau qui venait de s’envoler. De sa vie, Arne n’avait rien vu ni rêvé d’aussi beau. Le soleil jetait tout son or sur elle et enveloppait d’une auréole la place où elle était assise. La voix vibrante semblait encore onduler dans l’air, quoiqu’elle eût expiré depuis longtemps. Arne pensait, respirait et palpitait pour ainsi dire dans cette mélodie. D’étranges pensées lui venaient, comme si ce chant dans lequel il avait exhalé tout son désir, oublié par lui, avait été retrouvé par elle.

«… Tout à coup elle se leva, secoua les fleurs de dessus sa robe, et poussa un grand cri de joie qui monta haut dans les airs et résonna jusqu’à l’autre rive du lac ; puis, prenant sa course, elle disparut entre les arbres. »


Ainsi Arne entend sa pensée intime exprimée pour la première fois par la voix de la jeune fille. En trouvant le secret de son cœur,