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s’élève au-dessus de ces deux points de vue exclusifs est dans la grande route ouverte depuis Kant, et qui conduit aux découvertes fécondes non-seulement les sciences positives, mais la science de l’esprit et la philosophie.

Cette première thèse est une constatation de faits ; la seconde est la plus audacieuse des analogies, et, comme toute analogie, elle est difficile à combattre, soit qu’on emploie contre elle la dialectique, ou qu’on invoque l’observation. Tout être, dit Schopenhauer, est une manifestation de la volonté, et il explique à l’aide de cette clé bien des faits curieux ; malheureusement cette doctrine soulève une objection absolue. Schopenhauer combat à outrance ceux qui font de l’idée le principe des choses, parce qu’il n’y a pas d’idée sans conscience ; mais il est non moins évident qu’il n’y a pas de volonté sans but préconçu et déterminant. La volonté enveloppe deux choses, l’énergie agissante, plus une règle de son action. Si la nature agit comme nous, entre les œuvres de sa volonté et celles de la nôtres entre le plan qu’elle réalise en même temps qu’elle le conçoit, et dans lequel pensée et matière sont identiques, et nos travaux où la pensée et la matière sont profondément distinctes, où la première est en nous et la seconde hors de nous, il existe sans doute une différence ou plutôt un abîme. Oui, dans tous les ordres d’existence et à tous les degrés de la nature, on doit reconnaître avec Leibniz l’activité et l’effort ; mais cette raison diffuse dans la nature, comme le voulaient les stoïciens, et toujours infaillible, cette volonté aveugle qui agit suivant des lois stables et se manifeste en créations régulières, voilà justement l’insondable, — et si le mot de volonté, commenté par le sentiment que nous avons de la nôtre, exprime bien à certains égards le mode d’action de la nature, il ne peut, comme bien d’autres mots, entrer avec cette acception dans la philosophie qu’à titre hypothétique et provisoire.

L’originalité de la doctrine qui vient d’être esquissée n’est pas là, elle consiste dans ses applications morales. Toute philosophie est avant tout spéculative, elle n’enseigne pas plus la vertu que l’esthétique n’enseigne le génie, — et celle de Schopenhauer se propose d’abord, elle aussi, la recherche du vrai ; mais au fond elle a de grandes ambitions pratiques, elle aime à se rattacher par ses conclusions morales au christianisme, à la très sainte religion du bouddhisme. En expliquant le monde, elle dit quelle est la loi du salut ; en dénonçant le mensonge de la vie, elle proclame où est la sagesse. Ce mépris de l’existence, symptôme d’une disposition maladive ou fruit du désespoir, ce détachement que les religions prêchent obstinément, quoiqu’en vain, aux deux tiers de l’espèce humaine, Schopenhauer en donne la raison spéculative. Comme les religions, bien des philosophes ont opposé le monde des apparences