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philosophe comme une langue inconnue qui lui est donnée à déchiffrer ; s’il tombe sur la véritable clé de la langue, si du moins il parvient à lui appliquer un système alphabétique qui forme des syllabes, des mots, des phrases, et que ves mots aient une acception constante, et que ces phrases présentent un sens suivi et satisfaisant, il peut se flatter d’avoir rencontré la vérité.

Schopenhauer est riche en aperçus, en indications, en trouvailles heureuses, c’est un penseur ; il a plus d’esprit qu’il n’en faut à un philosophe, et, fier de cet esprit, il professe pour le génie systématique un dédain exagéré. Cependant sa doctrine se ramène à deux thèses fondamentales. La première est que le monde et l’esprit sont relatifs l’un à l’autre et ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre. Elle repose sur une analyse profonde des conditions de la pensée ; mais cette analyse n’appartient pas en propre à Schopenhauer, elle appartient à Kant ; c’est par lui qu’elle est devenue un point de départ obligé de la philosophie, et l’on peut dire qu’il n’est plus permis d’aborder par un autre côté le problème de l’opposition de l’idéal et du réel, ou de celle du matérialisme et du spiritualisme, qui n’en est qu’un aspect. Aujourd’hui le matérialisme, enrichi des vérités nouvelles acquises à la physiologie et à la chimie, a plus de faits à invoquer, il hasarde moins d’hypothèses, et n’était son affirmation fondamentale, qui est entièrement gratuite, il pourrait se piquer de n’en hasarder aucune. Le spiritualisme, peu capable de progrès, n’a, depuis Platon, à lui opposer qu’un petit nombre d’argumens toujours les mêmes, mais dont la monotonie ne diminue pas la valeur. Ils ne sont pas encore parvenus à s’entamer l’un l’autre. Celui-ci n’a pu établir jusqu’à présent l’indépendance de la pensée ni prouver que la distinction de la cause et des simples conditions, distinction inadmissible au point de vue des sciences d’observation, soit plus fondée dans le cas particulier qui l’occupe ; il n’établit pas que le cerveau ne peut être la cause de la pensée. Celui-là ne réussit pas davantage, malgré l’aide du microscope, malgré les expériences les plus délicates et les plus heureuses, à combler la profonde lacune qui sépare le fait physiologique du phénomène intellectuel. L’antagonisme est sans issue, ou plutôt il n’y a pas de lutte, car les adversaires se menacent de la voix dans le brouillard sans parvenir à s’approcher ; ils étudient chacun à part des ordres de faits très distincts et que la science fait bien de séparer par abstraction, mais qui n’en sont pas moins corrélatifs, et dont l’un ne peut être considéré comme générateur de l’autre. Pas de pensée sans objet ; mais sans pensée l’objet se dépouille des qualités qui le constituent, il échappe à toute définition, il se disperse et s’anéantit. Otez un des deux termes, l’univers des corps ou l’univers des esprits, tous deux aussitôt s’évanouissent. Toute théorie qui