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joug de fer de l’existence ? ne peut-on sortir de la contradiction inhérente à la pensée ? et ne saurait-on trouver à ce pessimisme un contre-poids et un remède ? Ce remède existe, et même il y en a deux fort différens. Pour les imaginer, Schopenhauer combine ingénieusement Platon et le Bouddha. L’un est l’art, l’autre est l’ascétisme.

L’intelligence, en tant que propriété secondaire de l’individu, destinée au service de la volonté, agent intermédiaire entre elle et les choses dont la vie humaine a besoin pour durer, considère celles-ci, dans les relations qu’elles ont avec l’individu, comme pouvant lui être utiles ou nuisibles. Avant tout, c’est une faculté égoïste et pratique. Néanmoins avec le temps et la culture elle atteint un développement qui, les besoins de la vie une fois satisfaits, laisse un reste, et ce développement se rencontre chez la plupart des hommes, quoiqu’il varie beaucoup d’individu à individu, de peuple à peuple et d’époque à époque. L’intelligence alors ne s’épuise pas tout entière au service de la volonté, elle dispose d’un superflu de puissance qu’elle peut consacrer à considérer les choses, non plus dans leurs relations réelles ou possibles avec la vie, comme pouvant lui être avantageuses ou nuisibles, mais en elles-mêmes, indépendamment de la place que chacune d’elles occupe dans le réseau des causes, et qui constitue son individualité. D’une part, l’intelligence se dégage pour un moment de ses fonctions serviles et s’oublie elle-même ; de l’autre, elle considère les réalités sans les rapporter à soi, ou, ce qui revient au même, elle regarde dans chaque objet particulier le type dont il est un exemplaire, — et cette double abstraction une fois opérée, de telle sorte que ce qui pouvait intéresser l’égoïsme du spectateur n’existe plus pour lui, il entre dans un monde nouveau où tout se transforme, où l’image même de ce qu’il y a de tragique dans la destinée devient l’objet d’une pacifique et sereine contemplation. Il est donc permis de dire en un sens très vrai que les idées seules sont l’objet de l’art. Ce sont des idées qu’à l’aide des moyens différens dont elles disposent et sous les formes qui les distinguent, l’architecture et la musique, la sculpture et la peinture, enfin la poésie, se proposent d’exprimer. L’art comme la philosophie, avec laquelle il a des analogies profondes et une intime parenté, est donc la contemplation désintéressée des choses, et la faculté de les présenter aux autres sous cet aspect est l’essence même du génie. Ainsi l’homme est affranchi des liens de la réalité vulgaire, arraché au torrent des intérêts et des mesquines pensées. L’art est pour lui la liberté.

Ce n’est encore là toutefois qu’un remède insuffisant. L’éclair de l’émotion esthétique brille et s’éteint. L’art ne peut pas remplir la vie, une minute d’affranchissement ne fait pas le bonheur, comme