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conséquent phénoménal. C’est ici le passage étroit et bas, mais unique, par lequel il nous est donné de pénétrer dans les coulisses de l’univers ; c’est la poterne obscure ouverte pour nous introduire au cœur de la place. De même que le corps et les mouvemens du corps sont les manifestations de la volonté, disons mieux, sont la volonté même apparaissant dans la contexture des causes et des effets, où elle revêt les caractères de l’individualité et de la diversité infinie, soumise à des lois constantes, de même tous les êtres dont l’ensemble compose l’infinité du monde, tous les mouvemens auxquels ces êtres sont soumis ou qu’ils accomplissent, tous ces êtres et ces mouvemens, quelles qu’en soient les lois et la nature, sont les manifestations de la volonté, ils sont la volonté même ; car, n’étant point soumise aux conditions de l’expérience intellectuelle, la volonté n’a rien à faire avec les formes du temps, de l’espace, de la causalité, conditions de toute connaissance, en sorte que les catégories d’unité et de pluralité, de simplicité et de composition, de liberté et de nécessité, ne lui sont point applicables. Le monde est volonté en même temps que représentation.

Si l’on a saisi le nœud subtil de la doctrine que je viens d’exposer, et si l’étrangeté de cette doctrine ne la fait pas juger indigne de toute objection, on ne peut manquer de dire : Voilà bien le plus audacieux abus que jamais philosophe se soit permis de faire d’une méthode toujours périlleuse, l’analogie. Quel rapport peut-il exister entre la volonté d’où procèdent les mouvemens de l’ouvrier qui manie un instrument, — de l’acteur qui joue un rôle, de l’orateur qui calcule ses gestes, de l’artiste qui dessine, du maître d’escrime qui parade, — et la cause qui fait couler l’eau ou grandir le végétal, ou les lois qui président aux mouvemens instinctifs et aux fonctions vitales ? Peut-on, sans outrer toutes les analogies et sans faire violence au langage, confondre sous un même nom des causes d’où dérivent des effets si différens ? N’est-ce pas se moquer que de transporter ainsi au principe universel des choses, quel qu’il soit, une dénomination aussi spéciale que celle de volonté, empruntée au principe le plus propre à l’homme, à un principe dont on a fait la caractéristique de l’humanité et la base même de l’individualité ? Et si l’on ne veut que se payer de mots et rendre l’indétermination du principe par la généralité de l’expression ; pourquoi chercher en dehors du langage usité ? N’a-t-on pas le mot force ? Il est admis par les savans, adopté depuis longtemps par les philosophes, et d’une généralité qui le rend d’un emploi commode, puisqu’elle se prête à des acceptions très diverses. Si la volonté est une force comme tout ce qui produit des mouvemens, toute force n’est pas cependant une volonté. Pourquoi donc confondre ainsi de parti pris