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ma mémoire, et la plupart de ces obscurités se dissipèrent lorsque j’eus étudié de plus près l’ensemble de la doctrine. C’est cette doctrine qu’il s’agît maintenant d’exposer.


II

L’homme qui meurt sait qu’il n’emporte pas l’univers dans la tombe : d’autres yeux restent ouverts pour l’admirer, d’autres êtres sensibles en jouiront après lui.

Supposons réalisée la vision du poète - : les nations ont disparu jusqu’au dernier homme de la surface de la terre ; les animaux n’existent plus, tous, sans en excepter les plus humbles et ceux en qui le sentiment de la vie dépasse à peine l’obscurité du rêve, ont cessé d’être. Seulement la terre, avec ses continens diversement découpés, avec les océans qui l’enserrent, avec les végétaux qui la décorent, continue à rouler dans l’espace, le soleil à répandre tour à tour sur les deux hémisphères le feu de ses rayons, les cieux à envelopper de toutes parts notre ancienne demeure. Il semble que l’univers subsiste alors tel que vous le voyez, que la présence ou l’absence d’aucun être sentant n’y ajoute rien.

Regardez-y de plus près cependant, et vous reconnaîtrez que peut-être il n’en est pas ainsi. Cet univers que vous considérez comme éternel, pour rester ce qu’il vous parait, pour présenter l’ordre que vous appelez ses lois et revêtir les couleurs dont vous êtes éblouis, a peut-être besoin d’une intelligence qui le contemple. Supprimez tous les yeux, c’est comme si vous éteigniez la lumière ; supprimez tous les cerveaux, c’est comme si vous anéantissiez l’ordre. Si beau que soit le spectacle, la beauté que vous y trouvez et l’ordre qui y règne n’existent qu’à la condition d’être regardés et sentis. Supposez le spectateur autrement constitué, — doué par exemple d’une autre organisation cérébrale, — le spectacle change ; supposez-le entièrement supprimé, la scène elle-même s’abîme dans la nuit. Si vous imaginez qu’il en subsiste quelque chose, c’est qu’il vous est difficile d’effacer de votre esprit jusqu’à l’idée d’une intelligence possible.

Pour exprimer la même chose en d’autres termes, l’esprit humain resterait vide à jamais, si le jeu des réalités et les impressions qu’il fait sur l’organisme ne fournissaient à l’intelligence de quoi s’exercer ; mais il est également vrai que les choses resteraient une mer de ténèbres, un chaos de possibilités sans couleurs et sans formes, si l’intelligence ne venait y répandre sa lumière. C’est elle qui l’éclaire et qui l’ordonne moyennant les principes qui la constituent, moyennant l’espace d’où dépend l’ordre des situations, le temps