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je sais arranger un chiffon de manière à éclipser tout. Je passe pour la femme qui se met le mieux, et je ne dépense pas plus de vingt-cinq mille francs par an pour soutenir ma réputation ; je donne le reste aux laquais et aux pauvres. Ces deux classes de mendians sont les plus nécessaires dans ma position. En payant bien les valets des maisons où l’on vit, on est mieux servi que les maîtres de la maison, et l’on n’est jamais calomnié. En donnant aux misérables, on pourrait commettre impunément toutes les rapines et affronter tous les scandales. Il y a toujours des voix pour dire : Elle fait tant de bien ! elle est bonne, elle soigne les malades, elle s’expose à prendre leur mal, c’est une grande âme ! Qu’importe le reste ?

« Vous paraissez épouvantée, chère miss Owen ? vous ne réfléchissez pas. J’ai raisonné toutes ces choses avant d’accepter les ressources qui m’ont été offertes, et j’ai résolu de faire le bien. Si l’instinct ne m’y a point portée, si ma jeunesse a manqué de bons conseils et de bons exemples, avouez que ma froide raison m’a bien conseillée, et que j’ai pris un chemin sur lequel peu de femmes du monde sauraient me suivre. Je n’ai cédé à personne ce prétendu droit que donne la possession des sens. Je n’ai pas permis aux subalternes de m’accuser de parasitisme ; je n’ai pas permis aux riches et aux puissans de me reprocher leur hospitalité princière ; je fais l’aumône avec l’argent qu’ils me font épargner. Quant à leurs invitations, j’ai su toujours exiger royalement plus d’honneurs et de plaisirs qu’on ne m’en offrait, faisant voir et savoir que je ne me dérangeais pas pour me divertir médiocrement. Loin de passer pour une complaisante, je suis arrivée à une sorte de royauté qui m’enivre quand je m’ennuie, et qui m’ennuie salutairement quand je suis exposée à m’enivrer trop. Le monde n’est que cela en somme, un breuvage capiteux et une médecine. Le remède est à côté du mal. Qui ne sait as équilibrer son système et son régime est vite dévoré. »

Je n’avais rien à objecter au régime et au système de Mlle d’Ortosa, tout cela était si nouveau pour moi que franchement je n’y comprenais rien. Je m’abstins donc de réflexions, et, cherchant toujours à pénétrer en elle, je lui demandai d’où venait la mauvaise réputation dont elle s’était vantée, et qu’elle avait voulu avoir.

— Ceci, dit-elle, est un second chapitre dans ma vie, je ne vous ai dit que le premier. Avant de tourner la page, je veux savoir si vous êtes scandalisée.

— Non, lui dis-je. Je ne peux pas déclarer que j’aime et que j’envie vôtre existence ; mais on ne peut voir que par ses propres yeux, et vous seule pouvez vous juger. Si vous êtes réellement contente de vous dans ce grand travail dont je ne vois pas le but…

— Le but, c’est cela ! vous êtes logique. Quand vous saurez le