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allâmes nous asseoir seuls à une table. Je lui dis en souriant que je le savais sévère pour les femmes, et que l’amour me paraissait après tout une des fortes objections à opposer à son pessimisme. Il me répondit avec gravité : « L’amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. Les hommes ne sont mus ni par des convoitises dépravées ni par un attrait divin, ils travaillent pour le Génie de l’espèce sans le savoir, ils sont tout à la fois ses courtiers, ses instrumens et ses dupes. Admirez, si vous le voulez, ses procédés ; mais n’oubliez pas qu’il ne songe qu’à combler les vides, à réparer les brèches, à maintenir l’équilibre entre les provisions et la dépense, à tenir toujours largement peuplée l’étable où la douleur et la mort viennent recruter leurs victimes. C’est pour cela, c’est en vue de l’espèce, qu’avant de rapprocher les rouages de la machine, ce Génie perfide, qui ne veut pas manquer son œuvre, observe si soigneusement leurs propriétés, leurs combinaisons, leurs réactions, leurs antipathies. Les femmes sont ses complices. Elles ont accompli une chose merveilleuse lorsqu’elles ont spiritualisé l’amour. Peut-être c’en était fait de lui et du genre humain ; les hommes, fatigués de souffrir et ne voyant nul moyen de se dérober jamais, eux ni leurs enfans, aux misères qui les accablaient et que la culture leur rendait chaque jour plus sensibles, allaient peut-être prendre enfin le chemin du salut en renonçant à l’amour. Les femmes y ont pourvu. C’est alors qu’elles se sont adressées à l’intelligence de l’homme et que tout ce qu’il y a de spirituel dans l’organisation féminine, elles l’ont consacré à ce jeu qu’elles appellent l’amour. Peuples de galantins que vous êtes, dupes innocentes, qui croyez, en cultivant l’esprit des femmes, les élever jusqu’à vous, comment n’avez-vous pas encore vu que ces reines de vos sociétés ont de l’esprit souvent, du génie par accident, mais de l’intelligence jamais, ou que ce qu’elles en ont ressemble à l’intelligence de l’homme comme le soleil, fleur des jardins, ressemble au soleil, roi de la lumière. Depuis que vous les avez admises à délibérer, elles ont fait de vous une race de Chrysaldes qui a désappris sous leur joug les fortes vertus. Ce sont elles qui ont le plus contribué à inoculer au monde moderne le mal qui le ronge. Trop faibles de corps et d’esprit pour soutenir par la discussion la place qu’elles ont usurpée, à la fois débiles et tyranniques, il faut bien pourtant qu’elles aient une arme : le lion a ses grilles et ses dents, le vautour son bec, l’éléphant ses défenses, le taureau ses cornes, la sépia, pour tuer l’ennemi ou le fuir, lâche son encre et trouble l’eau : voilà le