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l’habitude allemande, plusieurs études différentes, la médecine, l’histoire naturelle, la philologie, la philosophie. Il fréquente les amphithéâtres de dissection et se passionne pour les physiologistes français. « De grâce, écrivait-il encore en 1852 à un de ses disciples, ne me parlez pas de physiologie ni de psychologie avant de vous être incorporé et assimilé Cabanis et Bichat. » En même temps il se nourrit de Kant et de Platon. L’enseignement de Fichte à Berlin était dans tout son éclat ; il s’y rend, et il suit les cours de l’illustre professeur, mais en protestant par des moqueries dont ses cahiers d’étudiant portent la trace. Les idées de Fichte n’ont pas été sans exercer quelque influence sur lui ; toutefois les formules algébriques de ce philosophe répugnaient à son intelligence lucide et amie du concret ; ce pathos emphatique lui était incompréhensible ; son amour pour les études naturelles était révolté du dédain que Fichte affectait pour la nature. L’obscurité l’irritait comme une forme du charlatanisme ; il voulait au moins de la clarté dans l’erreur.

Le soulèvement de l’Allemagne contre la domination française le laissa, je dois le dire, tout à fait indifférent. Pendant que la patrie était en armes, il sollicitait à l’université d’Iéna le grade de docteur, et il l’obtenait avec une thèse intitulée : De la quadruple racine du principe de raison suffisante. Il avait fait hommage de ce premier fruit de son génie à sa mère, qui s’était écriée sur les premiers mots du titre : « Ah, ah ! c’est un livre pour les apothicaires. » C’est un écrit magistral où l’auteur s’attache à établir l’idéalité du monde, qui sera une des bases de son système ; il démontre que le principe de raison suffisante revêt quatre formes distinctes selon les quatre classes d’objets auxquelles il s’applique et qui constituent le monde, mais qu’il est identique malgré la diversité de ses applications, et n’a de valeur que pour la connaissance humaine, dont il est la loi fondamentale. Goethe, fort peu enclin d’ailleurs à s’occuper de matières métaphysiques, avait remarqué ce travail. Lorsque Schopenhauer revint à Weimar, il l’accueillit, et il parle avec estime de ce jeune homme « difficile à connaître. » Il était alors occupé de ses travaux sur la lumière et les couleurs ; il trouva Schopenhauer heureusement préparé à accepter ses vues, et en effet Schopenhauer se les appropria dans un écrit sur la vision publié en 1816.

Goethe lui imposait comme le type du génie contemplateur ; l’impassibilité dédaigneuse du poète, qui était à la fois supériorité d’esprit et résignation spinoziste, lui paraissait dès lors le dernier mot de la sagesse ; il y voyait l’application de la religion des védas, qu’il étudiait dans le même temps sous la direction de F. Majer. Cependant le monde frivole et courtisanesque de Weimar, tout occupé d’amusemens de société, de théâtre et de petites intrigues, ne lui