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avoir été femme jusqu’au bout des ongles. Le chevalier Anselme Feuerbach, le grand criminaliste, père du philosophe, écrit à la date de 1815, en parlant des connaissances qu’il a faites à Weimar : « Mme la conseillère Schopenhauer, riche veuve, tient ici bureau de bel esprit. Elle parle bien et beaucoup. De l’esprit tant qu’on veut, et pas de cœur ; elle est coquette au possible et se rit à elle-même du matin au soir. Dieu me préserve d’une femme si spirituelle ! Elle a pour fille un petit oison qui me disait hier : Je peins les fleurs avec un talent surprenant. » Le portrait était ressemblant, et je n’ai nulle peine à comprendre que, de l’humeur dont il était, Schopenhauer ne dut pas s’accorder parfaitement avec sa mère. Pour se mettre en état de suivre les cours universitaires, il résolut de venir à Weimar et d’y travailler sous la direction d’un professeur particulier. Sa mère y consentit, mais à la condition qu’il ne demeurerait pas avec elle, et pourquoi ? « Je ne méconnais pas tes bonnes qualités, lui écrit-elle. Ce qui m’inquiète, c’est ta manière d’être et de voir ; ce sont tes plaintes sur des choses inévitables, tes mines refrognées, tes jugemens bizarres, que tu prononces d’un ton d’oracle sans qu’il y ait rien à objecter. — Cela me fatigue et m’attriste. Ta manie de disputer, tes lamentations sur la sottise du monde et la misère humaine m’empêchent de dormir et me donnent de mauvais rêves… » Il est évident que ses rapports avec sa mère sont froids ; ce sont ceux d’un homme qui se croit une mission à remplir, et dans les sévérités qu’il prodigue aux femmes on reconnaît l’impression persistante du souvenir maternel.

Schopenhauer, qui a sur toutes choses des théories, en présente une assez ingénieuse, quoique très contestable, sur la participation de chacun des parens dans la constitution morale de l’enfant, et il l’appuie sur nombre de faits intéressans empruntés à l’histoire. Selon lui, ce qu’il y a de fondamental et de premier, le caractère, les passions, les tendances, sont un héritage du père ; l’intelligence, faculté secondaire et dérivée, procède essentiellement de la mère. Au reste, le caractère et l’intelligence donnent lieu, par leurs réactions mutuelles, à des combinaisons imprévues et trop complexes pour qu’il soit toujours aisé de faire la part des deux élémens associés ; mais cette théorie, qui tient aux principes mêmes de sa doctrine, Schopenhauer se flatte d’en trouver au moins une confirmation irrécusable dans sa propre histoire, et il y a quelque chose de spécieux dans cette prétention. Il est ombrageux comme son père, spirituel et subtil comme sa mère. Le voilà dès à présent tel qu’il demeurera jusqu’à la fin, et l’on peut entrevoir déjà quels pourront être les caractères de sa philosophie.

On le voit, à l’université de Gœttingen, mener de front, selon